respect

(Image: merci à http://www.plonkreplonk.ch)

En arrière-plan du débat sur le « voile intégral », nous découvrons à nouveau une question qui ne cesse d’agiter les démocraties depuis au moins 15 ans. Cette question est celle de la place à faire, au sein de nos sociétés, à la pluralité des « cultures ». Ce mot lui-même n’est pas exempt de difficultés propres – on y revient bientôt – mais tout le monde voit à peu près de quoi il s’agit : notre pays, à l’instar de la plupart des autres grandes démocraties occidentales, est au premier coup d’œil moins « homogène » qu’il y a cinquante ans, en matière d’origine ethnique, de croyance religieuse, voire, comme disent ceux qui aiment penser en allemand, de « vision de monde ». Dans certaines grandes villes européennes – Londres ou Amsterdam par exemple – cette diversité saute aux yeux. On peut y croiser un employé du métro en uniforme, mais coiffé d’un turban sikh, ou traverser des quartiers où toutes les enseignes sont écrites en urdu ou en chinois. Les journaux ont récemment fait état de l’élection au Parlement belge d’une jeune députée portant le hijab, et chez nous, les Français en maillot de bain sont censés suivre avec passion les débats de la mission parlementaire sur le port de la burqa. La France à poil surveille les femmes à voile – c’est un bon résumé d’une situation passablement embrouillée.

Notre embarras comporte assurément une dimension émotionnelle – le malaise qui nous saisit à la vue d’une femme entièrement voilée, lorsque nous la croisons en allant acheter la baguette matinale plutôt que dans une contrée lointaine. Le dépaysement, c’est bien quand on voyage, mais plutôt désagréable quand on est chez soi. Or ce malaise se double d’une lancinante perplexité intellectuelle. Nous cherchons avidement quelques principes d’orientation pour nous forger une idée sur la question, et ceux qui nous sont proposés paraissent bientôt décevants.

Au risque d’une simplification hasardeuse, on peut avancer que le débat est aujourd’hui polarisé entre deux options : la posture « républicaine », incarnée notamment par ceux de la majorité présidentielle qui brandissent déjà la menace d’une « loi anti-burqa » ; et la position tolérante qui se réclame intellectuellement du « multiculturalisme ». Il y a, je crois, de bonnes raisons de juger cette alternative insatisfaisante. Je commencerai mon examen par le pôle de la tolérance, dont les impasses fourniront une bonne entrée en matière pour réfléchir sur ce que j’appellerai le « malaise républicain ».

Le « multiculturalisme » est un terme qui nous vient des pays anglo-saxons, et désigne la politique qui prétend enregistrer le fait de la pluralité des cultures au sein d’une même société. Le multiculturalisme représente cette pluralité comme une richesse, et dénie à la « culture » du pays d’accueil le droit de porter atteinte à l’identité des groupes nationaux, ethniques ou religieux nouvellement installés. Ce serait le cas si le pays d’accueil prétendait tout bonnement « assimiler » les nouvelles populations, au risque de les couper de leurs racines. Plus raisonnable politiquement, et sans doute également moralement supérieure, serait l’action consistant à organiser la coexistence harmonieuse des cultures diverses, en prenant acte une fois pour toutes du fait que la culture nationale n’est qu’une culture parmi d’autres, qui n’a aucun titre à revendiquer pour elle-même une forme quelconque de suprématie. Le multiculturalisme est, du point de vue moral, un relativisme.

Il n’est que trop facile de remarquer que la rhétorique multiculturaliste – s’enrichir de nos différences, s’ouvrir à la diversité, accueillir « l’autre », etc. – a pris récemment du plomb dans l’aile. Certains pays d’Europe – l’Angleterre et la Hollande notamment – qui ont poussé le plus loin le multiculturalisme se trouvent désormais contraints de faire machine arrière, sous la pression de la réalité. Aux Pays-Bas, les succès durables de l’extrême-droite attestent d’un malaise persistant. En Grande-Bretagne, les attentats islamistes ont singulièrement refroidi l’enthousiasme pour la politique communautariste qui avait présidé à la formation de larges enclaves ethnico-religieuses au sein des grandes villes. Dans ces deux pays, l’accès à la naturalisation est désormais subordonné à toutes sortes de conditions et d’examens – connaissance de la langue, de la culture et de l’histoire nationales, cérémonies patriotiques, etc. – tandis que l’on tente d’introduire, ironie de l’histoire, un peu de « diversité » dans les quartiers d’Amsterdam ou de Londres (ce que Manuel Valls appellerait plus crûment une dose « de blancs, de white, de blancos »).

Le philosophe Vincent Descombes a porté, je crois, le bon diagnostic sur l’échec politique et moral du multiculturalisme, dont il stigmatise ainsi le « relativisme doux » :

Le relativisme doux a les apparences extérieures de la vertu : respect des autres, tolérance envers leurs opinions et leurs mœurs. Lorsqu’on remarque que ce respect des autres consiste, en pratique, à éviter les occasions de les rencontrer, on se dit que ce relativisme est moins doux qu’il n’y paraît : il exprime, en réalité, l’impuissance à concevoir une diversité autrement qu’en termes de conflits et de domination. Intellectuellement mou, le relativisme doux est politiquement dangereux. (V. Descombes, Le Raisonnement de l’Ours, p. 203).

Il y a cependant une faiblesse plus radicale dans le multiculturalisme. Non seulement ses conséquences politiques sont potentiellement explosives, mais il repose peut-être sur une construction intellectuelle des plus fragiles.

Le multiculturalisme prend en effet son point de départ dans une appréciation erronée de la réalité. L’histoire propose assurément maints exemples d’ensembles politiques qu’on peut qualifier de « multiculturels ». L’empire Austro-Hongrois fut longtemps un modèle de coexistence pacifique entre diverses populations culturellement diverses :

Vienne en 1900 comptait 63 % d’étrangers […]. En 1890, seulement 39% des habitants de Budapest y étaient nés, tandis que 52% provenaient d’autres provinces du royaume de Hongrie, très divers ethniquement. Par comparaison, Paris ne comptait que 6% d’étrangers au tournant du siècle. (Delphine Bechtel et Xavier Galmiche, éd., Les Villes multiculturelles en Europe centrale, Paris, Belin, 2008 ; cité ici).

L’ancienne U.R.S.S., aujourd’hui la Chine et ses 56 ethnies officiellement reconnues, sont typiquement des États « multiculturels » – avec d’ailleurs les difficultés que l’on sait. Mais ces exemples semblent curieusement éloignés des préoccupations multiculturalistes actuelles, et pour cause : il ne s’agit ni d’États-nation, ni, encore moins, de démocraties. L’existence bien attestée de minorités ethniques en Chine, par exemple, présente deux caractères également remarquables : jusqu’à un certain point (point dont la position fluctue assez largement au gré des « lignes officielles » décidées par le Parti), ces minorités représentent d’authentiques groupes ethniques qui conservent leurs traditions, leur religion, leur costume ; en même temps, elles le font en vertu d’un droit concédé d’en-haut – par l’État chinois – qui les maintient de ce fait dans un statut d’exception. Bien entendu, comme on l’a vu récemment pour le Tibet, comme on le voit aujourd’hui pour les Ouïgours, il ne saurait être question pour ces minorités de revendiquer un quelconque droit à l’autodétermination.

Tout autre est évidemment la situation des « minorités » chez nous. La reconnaissance qu’elles revendiquent parfois n’a rien à voir avec celle d’un peuple qui réclame le droit à disposer de soi-même. Il ne s’agit pas de la mise en œuvre d’un « principe des nationalités » comme celui qui fit éclater l’empire habsbourgeois. Au contraire, ces revendications se coulent naturellement dans l’idiome « local » du respect de l’autonomie individuelle. Ainsi, le port d’un voile islamique est toujours présenté, par ses tenants eux-mêmes, comme l’expression d’un choix personnel ; il résulte d’une décision dont on revendique la liberté et l’authenticité (voir, par exemple, cette intéressante page de réactions de lecteurs du Monde, ou les échanges avec DAZahid sur La Plume d’Aliocha). Bref, ce sont les valeurs mêmes de l’individualisme démocratique qui sont mobilisées pour inviter au respect de la « différence ».

La faiblesse intellectuelle du multiculturalisme réside dans son incapacité à enregistrer cette donnée majeure : pour nous, citoyens de nations démocratiques, les seules revendications « identitaires » audibles sont celles qui sont présentées comme des options personnelles. Personne ne souhaite sérieusement accorder le droit à une quelconque minorité d’imposer à ses membres le respect des traditions. Nous voulons, tout au plus, que le respect de la tradition soit lui-même une option, et l’expression de l’autonomie personnelle. Formule qui, on doit le remarquer, est exactement le contraire de la tradition authentique. Comme le dit en effet Cornélius Castoriadis, « la tradition signifie que la question de la légitimité de la tradition ne sera pas posée » (Le Monde morcelé, p. 130 ; bien entendu, cela vaut également pour « nos » traditionnalistes, qui manquent précisément à être traditionnels dès lors qu’ils justifient leur position par un système de pensée conçu à cet effet : on cesse d’être « traditionnel » lorsqu’on adopte la tradition en vertu d’un choix raisonné entre plusieurs options possibles).

Le multiculturalisme repose sur une regrettable erreur de perspective. Il voit bien une diversité de mœurs, de croyances ou de costumes ; mais il est aveugle à la forme dans laquelle cette diversité s’est coulée. Il aperçoit le phénomène de surface, sans enregistrer la mutation démocratique qui y préside, en vertu de laquelle les expressions de la « diversité » ne sont acceptables que dans la mesure où elles reflètent l’adhésion au principe démocratique de l’autonomie individuelle. Nous pouvons écouter une revendication qui prend la forme « je veux pouvoir m’habiller ainsi parce que c’est mon choix », non celle qui dirait simplement « je veux pouvoir m’habiller ainsi parce que c’est ainsi que doivent s’habiller les femmes ».

De ce point de vue, le moraliste d’aujourd’hui, l’enthousiaste d’un cosmopolitisme de bon aloi, doit s’incliner devant le diagnostic de l’anthropologue tocquevillien, sensible à l’ethos propre des sociétés démocratiques :

« Contrairement à beaucoup d’affirmations irréfléchies, une “démocratie pluriculturelle”, ou simplement biculturelle, est au sens strict une contradiction dans les termes » (Louis Dumont, L’Idéologie allemande, p. 269).

En effet, en démocratie, la revendication d’une « identité » spécifique, l’allégeance à une culture particulière, ne peut trouver de place qu’en se subordonnant au principe individualiste qui informe l’identité collective nationale. S’il fallait reconnaître des droits à une minorité comme telle, c’est-à-dire par exemple à un groupe ethnique ou religieux considéré comme groupe, on violerait directement ce principe individualiste, et l’on aurait le contraire d’une démocratie : par exemple, un empire constitué de diverses nationalités, avec statuts propres et droit particulier.

L’erreur du multiculturalisme est donc de refuser l’indispensable hiérarchie des « identités culturelles » au sein d’une société démocratique : au niveau supérieur et intangible doit régner le principe de l’autonomie individuelle ; ce n’est qu’à un niveau subordonné, et dont les limites sont intrinsèquement négociables, que peuvent trouver place des revendications identitaires – qu’il s’agisse d’une identité ethnique, religieuse ou, comme ce fut le cas lorsque la France rompit avec la logique néfaste de la loi Le Chapelier, d’une identité professionnelle. Je cite ce dernier exemple pour introduire l’étape suivante de la réflexion, qui portera sur les aménagements nécessaires de la posture strictement « républicaine ».