Le blogueur, désespérément à court de temps, ne sait que faire pour mettre un peu d’animation dans l’escalier. Il craint même d’ignorer l’art subtil de rédiger un billet expliquant qu’il n’a pas le loisir de rédiger un billet – ce qui est pourtant une façon élégante d’honorer l’espèce de contrat moral qui, me semble-t-il, s’établit qu’on le veuille ou non entre le rédacteur et son lecteur (noter ce singulier prudent…).
Le décompte des sujets laissés en plan commence à m’affoler. Sur « Internet et démocratie », la réflexion n’a pas encore été au bout de sa logique, alors que j’aimerais pouvoir tirer parti de tous les commentaires déjà proposés sous les billets consacrés au sujet. Une synthèse sur l’anglicanisme commence à prendre des allures encyclopédiques, et je pressens qu’il me faudra la ramener à des proportions plus modestes si je veux épargner l’indigestion au lecteur intéressé. Descartes et la politique continuent aussi de me trotter dans la tête, et je serais déçu de ne pouvoir continuer de gloser quelques textes que je trouve étonnants et fort suggestifs. Et j’oublie sûrement d’autres sujets effleurés ça et là – comme celui de la « communauté », qui a nourri (nourrit encore, il me semble), un échange fort passionnant entre quelques commentateurs de choc.
Je ne parle même pas de l’actualité : entre la mort de Lévi-Strauss et le débat bessonien sur l’identité nationale, il y a largement de quoi alimenter la discussion en ce moment. Plus, quelques livres ou films lus ou (re-)vus récemment, qui me démangent le clavier : si vous n’avez pas repéré le discret, mais très remarquable Petit éloge du catholicisme que vient de publier Patrick Kéchichian, si vous avez aimé Gran Torino ou Into the Wild, j’espère trouver l’occasion d’en dire bientôt du bien
Je prends ce décompte comme autant de rendez-vous pour le prochain avenir, et souhaite à tous un excellent week end. Et je retourne à mes copies, à la préparation des cours et autres babioles qui me détournent d’une activité dont j’avais mal mesuré, au début de ce blog, l’exigence et l’intérêt.
6 novembre 2009 at 17:55
Je note un « je veux épargner l’indigestion aux lecteur intéressé » qui semble démontrer une volonté de dépasser le lecteur singulier sans vraiment l’assumer tout à fait. Diantre Philarête, point de fausse modestie.
6 novembre 2009 at 18:21
Ah, mais c’est donc vous, « le » lecteur!
J’ai néanmoins corrigé la faute d’accord, dans le sens de la cohérence avec le parti-pris du singulier, qu’on peut toujours prendre comme un singulier collectif…
6 novembre 2009 at 20:49
Ah! Ce « Petit éloge du catholicisme », c’est un bijou! Après l’éloge du catholicisme par Patrick Kéchichian, il n’ y a plus qu’à faire l’éloge de cet éloge!
6 novembre 2009 at 22:52
Je vous propose aussi « Comment résister au libéralisme : les penseurs de la communauté. » F. Huguenin, CNRS Editions. « Comment faire une critique du libéralisme qui ne soit pas marxiste ? ».
Passionnant. Si vous voulez en parler, ça rejoindra le thème du libéralisme, de la communauté, de Descartes, enfin bref ce serait un bon moyen de faire une belle synthèse de tout ça… ;o)
Si je puis mettre un petit poids dans la balance en faveur de « Into the wild »… J’ai un souci avec ce film : je n’ai pas compris les critiques enthousiastes, bucoliques et guillerettes, du genre « une ode à l’idéal », « un souffle frais », etc.
Si vous pouviez m’aider…
Et puis, LE lecteur, c’est moi. Vous autres, vous êtes des commentateurs.
6 novembre 2009 at 23:31
Je ne sais pas si vos lecteurs sont plutôt singuliers ou s’ils sont tout simplement uniques. L’essentiel est qu’ils soient – singulier ou plus – réels.
J’attends impatiemment le billet encyclopédique sur les anglicans, entre autres promesses aussi alléchantes. Pourquoi ne pas publier à la découpe, comme les grands romanciers du siècle pénultième (sauf qu’eux, si j’ai bonne mémoire, avaient plutôt tendance à tirer à la ligne)? Je suis sûr qu’un petit feuilleton anglican fidéliserait vos (zélés) fans, tout en vous dispensant de sabrer trop cruellement (ou alors relisez le récent billet d’Aliocha contre la brièveté, ça décomplexe).
Bref, on attend, on attend…
Mais aucune pression, bien sûr.
7 novembre 2009 at 21:01
Croyez bien que je compatis, Cher Philarête, il est terrible le poids du billet que l’on porte au fond de soi sans trouver le temps de l’écrire….Entre nous, j’ai rédigé près d’une centaine de brouillons de billets qui ne verront jamais le jour. En tout cas, ça fait plaisir d’avoir de vos nouvelles. Merci pour ce petit clin d’oeil.
8 novembre 2009 at 01:09
à PMalo,
vous qui êtes enthousiasmé par la lecture de Huguenin (cf le blog de Koz), vous pourriez demander ce qu’il en pense à Emile Perreau-Saussine qui est déjà intervenu sur ce blog et a fait une thèse et un livre sur MacIntyre.
8 novembre 2009 at 17:32
Into the wild était peut-être le meilleur film de 2007…
Par pitié, épargnez-nous une réflexion sur les thèmes en cours dans l’actualité ; si elles vous assureront un trafic bon pour l’ego, elles seront, bien qu’originales, noyées dans les diarrhées vaines et quotidiennes des sujets qui font la sacro-sainte actualité. Au trou, l’actualité ! Vous n’en parlez même pas ? Continuez ! Elle nous ennuie. Elle nous étouffe. Elle nous enrage. Nous envahit.
9 novembre 2009 at 09:57
Je ne puis que m’étonner de la remarque de Soren.
Certes, je goûte à leur juste valeur les billets de fond, décontextualisés. Néanmoins l’application de la philosophie, de ses objets et de ses méthodes, à l’actualité, est chose trop rare pour ne pas souhaiter en profiter dans les quelques endroits où elle promet de se produire.
Faites comme vous le sentez, cher Philarête, mais sentez-vous attendu et apprécié, quelle que soit la matière initiale.
9 novembre 2009 at 17:16
Bonjour Philarête,
Comme vous y allez, vous!
En tant que lecteur moyen syndiqué, je prends ce post pour une perfide attaque patronale, à titre personnel et ad hominem. Donc, fondamentalement injuste.
Et je réponds, avec mes camarades syndiqués (à part PMalo, briseur de grève): on fait ce qu’on peut.
9 novembre 2009 at 19:59
Je rejoins Novice, nous avons besoin de l’éclairage d’un philosophe sur l’actualité, pour lire correctement celle-ci, pour la comprendre, pour dépasser ses seuls aspects factuels, voire parfois corriger le prisme médiatique. Cela étant, j’ai conscience en disant cela d’ajouter une pression supplémentaire sur le maître de ces lieux, alors hop, je m’esquive sur la pointe des pieds !
10 novembre 2009 at 01:12
A ceux qui veulent débattre…
Le débat lancé par Eric Besson vient sans doute fort mal à propos à l’approche d’une campagne électorale où la droite redoute un retour de l’extrême droite…
Cela dit, c’est une question dont Philarête a déjà souligné un aspect essentiel. Le paradoxe de l’identité française est qu’elle prétend se construire autour de valeurs abstraites universelles, du genre liberté, égalité , fraternité. Or peut-on constituer l’identité d’une nation particulière avec les valeurs qui sont supposées être de toujours et partout, bref les valeurs de tout le monde, Français ou non?
Bizarrement, le Français ne s’assume comme français qu’à condition de se dire qu’il est citoyen du monde. Du même coup voilà l’identité française dissoute dans le cosmopolitisme (c’est-à-dire le fait de se dire « citoyen du monde: « cosmos », le monde, « politês », le citoyen).
Dès lors, plus on se dit citoyen français, plus on se découvre « citoyen de nulle part ». D’où l’impasse de tous les débats sur l’identité nationale… et l’angoisse qui saisit l’opinion publique, ou du moins une partie de celle-ci, quand sa quête de l’identité débouche sur un sentiment de néant…
Car pourquoi avons-nous besoin d’une identité nationale? Précisément pour dire ce que nous voulons être ou n’être pas, pour dire ce qui nous rend différent des autres peuples, pour dire à des étrangers qui veulent devenir français ce que nous attendons qu’ils deviennent pour être tout à fait des nôtres. Ce n’est pas qu’être français fasse de nous des êtres spirituellement supérieurs aux Tanzaniens, aux Slovènes ou aux Paraguayens. Mais voilà: les ressortissants de ces pays sont tout autant que nous attachés aux valeurs universelles que nous défendons, et cela n’en fait pas pour autant des Français. Aussi être français requiert-il bien quelques caractéristiques spécifiques sans quoi n’importe qui pourrait prétendre être français.
C’est ici que les valeurs abstraites universelles sonnent creux: car demander qu’un Français reconnaisse la valeur inestimable des droits de l’homme, de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, c’est exiger le moins que nous puissions attendre de tout homme de quelque droiture. J’espère bien que tous les hommes de bonne volonté, fussent-ils Américains, Anglais, Allemands, Tchèques , Polonais ou Japonais, partageront ces valeurs. Cela n’en fera pas pour autant des Français! Nous ne pourrons donc constituer une identité française qu’en nous différenciant des autres peuples acquis aux idéaux démocratiques, pas en nous contentant de dire qu’être français consiste à être un bon démocrate.
Ce que je dis ne doit pas s’entendre comme une charge contre les valeurs républicaines. Car, si l’on veut bien se rappeler l’époque de la querelle des deux Frances, qui anima les beaux jours de la Troisième République, les adversaires de la République, cléricaux et monarchistes défendaient eux aussi à leur manière un idéal universaliste. Le mythe de la France « fille aînée de l’Eglise » ne faisait-il pas de la France la Nation chrétienne par excellence, la nation des premiers défenseurs armés de la foi catholique? La littérature arabe médiévale désignait-elle pas d’ailleurs les croisés sous le nom de »Francs »?
Dans le passage du mythe de la France « fille aînée de l’Eglise » au mythe du « Pays des droits de l’homme » on retrouve la permanence de l’idée de la Nation élue pour une mission universelle avec les mêmes contradictions et les mêmes apories…
Nous avons vu en effet par le passé à quelles conduites parfois odieuses nous ont conduit ces mythes. Notre république juge aujourd’hui sévèrement les croisades. Mais elle ne voit pas que la brutalité des armées révolutionnaires, napoléoniennes puis républicaines qui ravagèrent les Flandres, l’Espagne ou le Tonkin se fondait sur un fanatisme d’une autre nature mais de même structure. Invoquer des valeurs universelles, que ce fussent les valeurs de la République des Lumières ou celle de la Foi catholique servait à justifier un impérialisme paradoxal. Impérialisme, car c’est à coups d’épées que s’imposait à d’autres peuples la « grandeur de la France ». Paradoxal, car la violence des pilleurs de Jérusalem et de Constantinople s’exerça au nom de l’Evangile comme la férocité des affameurs de Saragosse ou des tortionnaires de la Casbah s’exerça au nom de la Liberté…
Nous payons aujourd’hui le prix de l’absurde prétention passée de notre pays à incarner l’universel: nous ne savons plus qui nous sommes.Car à force de nous dire que nous sommes le pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, nous finissons par sentir confusément que nous n’avons plus rien qui nous soit propre. Prétendre que pour être français, il suffit d’être un bon démocrate, c’est prétendre trop ou trop peu. Trop peu, car il y a beaucoup d’excellents démocrates de par ce monde qui n’aspirent nullement à être français… Trop, car après tout, on peut très bien se sentir français sans se sentir démocrate, la France n’ayant été une démocratie, finalement, que sur une période assez courte de son Histoire…
Fort heureusement,même si les discours cosmopolites qui veulent tenir lieu de discours identitaire tiennent le devant de la scène, discours creux, ennuyeux, lénifiants, il nous reste une identité réelle dont nous n’osons prendre conscience: cette identité est là, que nous le voulions ou non. Elle fait que du premier coup d’oeil un londonien reconnaît un Frog établi dans la City. Elle fait que malgré Bernard Laporte, le rugby français reste radicalement différent du rugby anglais. Elle fait, plus profondément, que nos préjugés et nos goûts ne sont ni ceux des Américains ni ceux des Allemands ni ceux des Espagnols.
Alors qu’est-ce qui fait notre identité française? Il ne m’appartient pas d’y répondre, pas plus qu’à aucun particulier. Une identité collective n’est pas le produit d’une spéculation individuelle.
Mais peut-être oserais-je proposer un fil conducteur pour penser ce délicat problème: la culture française.
Il y a une culture française, c’est indéniable.
Certains de nos écrivains et artistes auraient pu constituer leur oeuvre en étant d’une autre nation. D’autres sont typiquement français. Par là je n’entends nullement établir une quelconque hiérarchie entre les diverses figures du génie. Il y a d’excellents artistes cosmopolites comme il ya d’excellents artistes nationaux. Et tous sont universels, au sens où tous nous apportent une satisfaction universelle, que ce soit par leur cosmpolitisme ou leur spécificité nationale.
Si Berlioz était né hongrois, je ne suis pas sûr que son oeuvre eût été très différente; s’il avait été organiste de formation plutôt que guitariste, en revanche, sa conception de la musique eût été tout autre. En revanche, on imagine mal comment des musiques comme celle de Fauré, Debussy, Ravel ou Poulenc auraient pu naître ailleurs qu’en France, pas plus qu’on n’imagine du Moussorgski naissant ailleurs qu’en Russie ou du Rossini ailleurs qu’en Italie.
Depuis la Tour de Babel, plus qu’en tout autre art, c’est dans la littérature que se perçoit le plus clairement la spécificité de chaque nation.
Or c’est un fait remarquable qu’au XIX°siècle la plupart des nations européennes ont érigé l’un de leurs écrivains en symbole de leur culture: c’est ainsi que nous disons que l’anglais est la langue de Shakespeare, l’allemand, la langue de Goethe, l’italien, la langue de Dante, l’espagnol la langue de Cervantès, le russe la langue de Pouchkine, le polonais la langue de Mikiewicz etc. Bref, chaque peuple européen semble avoir su faire d’un de ses plus illustres poètes un symbole national. Nous seuls avons été incapables de nous identifier à l’un de nos écrivains.
Plutôt que de lancer un débat abstrait sur l’identité nationale, débat biaisé par des sous-entendus politiques, je proposerais de débattre sur l’auteur que nous choisirions comme emblème de la culture française.
Il ne s’agit pas de choisir seulement un écrivain parce qu’il est un grand écrivain, mais un écrivain parce qu’il incarnerait quelque chose qui nous est spécifique et à quoi nous sommes attaché, une tournure d’esprit que l’on ne trouve pas ailleurs qu’en France, et qui pour cette raison précise mériterait d’être reconnue par le monde entier comme spécifiquement française.
Ici, je vois poindre plusieurs de nos gloires nationales: des auteurs qui vus de l’étranger apparaîtraient à la fois comme digne d’une renommée universelle et comme terriblement « frenchy » par leur style ou leur tournure d’esprit. Après avoir longuement hésité avec Rabelais, Molière, Racine, Balzac, Flaubert et Proust, je proposerais comme écrivain emblématique de la France La Fontaine. Car si je voulais faire découvrir mon pays à un étranger qui n’en aurait jamais entendu parler, lui faire sentir le meilleur de l’esprit français, je crois que c’est dans l’univers des Fables que j’irais le chercher. Il y a là condensé tout ce que la culture française a produit de meilleur en terme d’analyse des caractères et de compréhensions des rapports de pouvoir. Voulez-bous comprendre l’Ancien Régime? Lisez La Fontaine8 Voulez-vous comprendre la Révolution? Lisez La Fontaine! Voulez-vous comprendre le snobisme parisien, l’esprit de la France rurale, la bourgeoisie de province ou les rodomontades gasconnes? Voulez-vous comprendre la libre-pensée à la française ou la piété janséniste ? Tout est dans la Fontaine.
Par conséquent, la méthode que je proposerais pour comprendre ce qu’est notre identité nationale est simple: lire et relire La Fontaine.
Mais peut-être d’autre pensent-ils que tel ou tel autre auteur pourrait incarner mieux que quiconque l’esprit français. Glucksman a écrit : « Descartes, c’est la France! » De quel écrivain en diriez-vous autant? Et pourquoi?
10 novembre 2009 at 21:19
Bof… parler de l’actualité, même pour la décrypter, c’est lui donner toujours plus de pouvoir. Et elle en vaut rarement la peine. En attendant, on ne parle pas du reste. Cf « les faits divers qui font diversion »…
Descartes est ce que la France peut faire de pire, d’une certaine façon. Un arrogant qui arrive et prétend faire table rase du passé. Au trou, la scolastique ! N’y avait-il vraiment rien à en sauver ? De la raison, que de la raison, rien que de la raison. Vico a eu raison de s’épouvanter dès la lecture du Discours de la Méthode, lui qui avait avant tous les autres saisi l’importance de l’Histoire et du mythos sur le logos.
Lire et relire La Fontaine… Sans doute. On y gagnerait. Emilie Valantin le redit encore en marionnettes, ces temps-ci. Encore qu’on pourrait arguer que l’on gagnerait du temps en lisant et relisant Esope.
De quel autre écrivain ? Hugo, d’abord. Nerval, peut-être. Barbey d’Aurevilly. Non pas pour le fonds, pour la morale, pour ce qu’ils disent de leur monde, comme La Fontaine, mais pour la forme, définitivement. Dumas, Ronsard…
Et au dessus de tous, si vraiment l’on veut du fond : Montaigne, Montaigne et Montaigne, ou tout ce que la France aurait pu (dû ?) être sans l’arrogance d’un Descartes, la vanité d’un Voltaire ou le nombrilisme d’un Rousseau.
10 novembre 2009 at 21:24
(pardonnez le double post)
Oui Rabelais et Molière, aussi, sans doute. Proust n’est pas Français, n’est plus Français ; comme Shakespeare, il est universel.
10 novembre 2009 at 23:12
@ Soren, sur le numéro 13
Voici un texte de Descartes (Principes de la philosophie, IV, art.200) qui vous suggérera que son rapport au passé et à la tradition philosophique est peut-être un peu plus nuancé que ce que vous dites. Nulle part à ma connaissance Descartes ne prétend faire “table rase” de quoi que ce soit.
“200. Je ne me suis servi dans ce traité d’aucun principe qui ne soit reçu de tout le monde ; et cette philosophie n’est pas nouvelle, mais la plus ancienne et la plus commune.
Mais voudrais aussi qu’on remarque que je me suis efforcé d’expliquer ici la nature tout entière des choses matérielles de façon telle que je ne me suis servi pour cela d’absolument aucun principe qui n’ait été admis par Aristote et par tous les autres philosophes de toutes époques ; si bien que cette philosophie n’est pas nouvelle, mais la plus ancienne et la plus commune de toutes”.
Si je le comprends bien, l’idée de Descartes est, en philosophie, de “penser du neuf avec de l’ancien”. Il s’agit moins de forger des énoncés inouis que d’utiliser de façon pionnière des thèses déjà identifiées, moins d’être original que de saisir dans leur pureté, pour les faire fructifier de manière inédite, des vérités primordiales (« innées ») présentes en chaque esprit, mais souvent oubliées ou obscurcies. De là cet autre texte qui conjugue rattachement à “l’archaïque”, à une tradition, et affirmation d’une capacité d’innovation et de progrès :
« Encore que toutes les vérités que je mets entre mes principes aient été connues de tout temps de tout le monde, il n’y a toutefois eu personne jusqu’à présent, que je sache, qui les aient reconnues pour les principes de la philosophie, c’est-à-dire pour telles qu’on en peut déduire la connaissance de toutes les autres choses qui sont au monde » (Lettre préface des Principes de la philosophie).
Voici enfin un troisième texte de Descartes (Principes de la philosophie, I, Art 76) qui, parmi bien d’autres, montre que sa position est un peu plus complexe que le “la raison, la raison, rien que la raison” que vous lui prêtez.
“76. Que nous devons préférer l’autorité divine à nos raisonnements, et ne rien croire de ce qui n’est pas révélé que nous ne le connaissions fort clairement.
Surtout, nous tiendrons pour règle infaillible que ce que Dieu a révélé est incomparablement plus certain que le reste ; afin que, si quelque étincelle de raison semblait nous suggérer quelque chose au contraire, nous soyons toujours prêts à soumettre notre jugement à ce qui vient de sa part. Mais pour ce qui est des vérités dont la théologie ne se mêle point, il n’y aurait pas d’apparence qu’un homme qui veut être philosophe reçût pour vrai ce qu’il n’a point connu être tel”.
Bref, comme on le voit bien dans la discussion Physdémon/Fantomette/Tschok qui suit le billet “Descartes, penseur du social”, la pensée de Descartes est en général riche et complexe. Et comme en plus il écrit bien (voir par ex. les citations de la correspondance avec Elisabeth dont Philarete nous a régalés ces derniers temps), je dirais volontiers, pour ma part, qu’il compte parmi ce que la France a donné de meilleur.
11 novembre 2009 at 12:32
Physdémon : Jean de France parle aussi de La Fontaine comme l’auteur français par excellence. (in « Un prince français », entretiens avec F. Madouas.)
Pour revenir à Descartes : je ne nie pas la grandeur de sa pensée, mais il me semble vrai, comme il a déjà été évoqué, que certains de nos maux modernes peuvent trouver une origine chez lui. En tant que père de la pensée moderne française, n’a-t-il pas une grande part de responsabilité (lui et/ou ses disciples) ?
Je pense en particulier à la désacralisation de la nature, de sa théorie de l' »animal machine », qui ont permis l’avènement de la technique moderne, avec ses plus et ses moins ; de sa manière de découper la complexité en petites parties simples et indépendantes, méthode pertinente parfois mais qui peut pousser, comme on le voit, à un éclatement de la connaissance et à une perte de vue d’ensemble, de vue globale, « holistique » (le terme est-il juste ?)
N’étant pas un spécialiste, je m’arrêterai là. Un connaisseur peut-il éclairer ma lanterne ?
11 novembre 2009 at 21:38
@PMalo.
Merci de me donner occasion de parler de Descartes, décidément, j’adore ça ! J’essaie de répondre à la question de la deuxième moitié de votre message.
Il me semble qu’un des problèmes de Descartes (au moins par rapport à nos conceptions contemporaines) et justement sa conception très (trop ?) “holistique” de la connaissance. C’est une des conséquences de sa fameuse “méthode”, qu’il prétend pouvoir appliquer de façon unitaire et homogène à la totalité du champ du “connaissable”.
Voyez par ex. la première des Règles pour la direction de l’esprit : “Toutes les sciences ne sont en effet rien d’autre que l’humaine sagesse, qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelque différents que soient les objets auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas d’eux plus de diversité que n’en reçoit la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle éclaire »
Ou dans le Discours de la méthode, 2e partie (celle sur la méthode, justement), cette idée que “toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entresuivent en même façon”.
Du coup, on peut avoir l’impression qu’il y a chez lui une absence de souplesse méthodologique, une sorte d’incapacité à adapter les procédures de recherche et de pensée aux spécificités de l’objet qu’il étudie. Je crois que si on regarde de plus près, Descartes échappe en partie à ce grief (par exemple, il explique pourquoi on ne peut pas penser “Dieu” comme un autre “objet”, ou pourquoi on ne peut penser une chose spirituelle de la même façon qu’on pense une chose matérielle). Mais ce côté “grande homogénéisation du champ du pensable par la puissance de l’esprit se déployant méthodiquement” est tout de même frappant chez lui.
En termes de domaines du savoir, on voit aussi cela dans le fameux texte de la Lettre-Préface des Principes de la philosophie où il compare la philosophie à un arbre. La métaphore souligne à la fois l’étendue et le caractère systématique ou “organique” de la connaissance philosophique certaine telle que Descartes la conçoit.
“Ainsi toute la Philosophie est comme un arbre dont les racines sont la Métaphysique, le tronc est la Physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la Médecine, la Mécanique et la Morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite Morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la Sagesse “
L’arbre cartésien a aujourd’hui, et depuis assez longtemps (XVIIIe siècle ?), explosé : nous ne voyons plus de rapport étroit entre la métaphysique et les sciences dures ; nous concédons peut-être à la “philosophie” une compétence en “métaphysique” et en “morale”, mais pas en physique, médecine, etc ; nous pensons la plupart du temps qu’il ne peut y avoir de certitudes fortes en matière de morale ; etc. Il me semble donc que dans notre conception de la « connaissance », nous sommes, spontanément, beaucoup moins “holistes” que ne l’était Descartes.
12 novembre 2009 at 16:20
Bah, en attendant, j’irai lire le blog de Michel Onfray.
12 novembre 2009 at 17:54
Merci, Humstel, cette menace m’a décidé à publier un nouveau billet…
12 novembre 2009 at 23:01
Quelqu’un a-t-il l’adresse du site de Jacques Duquesne ? (à propos des anglocatholiques…)
12 novembre 2009 at 23:09
@ Wendrock,
Je crois, en fait, que cette désarticulation de l’arbre cartésien dont vous parlez appartient déjà au passé, passé très proche, mais déjà dépassé.
Donc, je crois que Descartes redevient – y compris sur cet aspect-là des choses, et peut-être même surtout sur cet aspect-là des choses – moderne.
Il est parfois fait référence à « l’explosion » dont vous parlez – non sans justesse – comme à une « parcellisation du savoir » (je crois que l’expression est d’Edgar Morin).
Cette parcellisation est allée de pair avec la spécialisation du savoir, et lui a permis, sûrement, de progresser. Mais aujourd’hui, cette hyper-spécialisation est devenu une contrainte pour la pensée.
Rajoutez à cette parcellisation ce qu’il faut de corporatisme universitaire et de ses querelles de chapelles, et vous en arriverez rapidement à compartimenter le savoir et la réflexion, jusqu’à en faire d’imprenables citadelles, où nul n’a plus le droit de pénétrer hormis leurs seuls gardiens.
Les spécialistes se construisent ainsi un monde formaté dans l’extrême précision d’un savoir pointilleux, développent un jargon qui les isole d’avantage encore, et finissent par céder à la tentation d’un confortable réductionnisme.
Nous disposons alors de savoirs fouillés, mais épars, fragmentés, aussi précis qu’ésotériques.
Et je crois que nous sommes parvenus aux limites de ce système.
Différencier et cataloguer, cela nous a certainement permis de progresser. Mais aujourd’hui, il me semble que le progrès viendra sûrement de notre capacité à relier les savoirs entre eux, à jeter des passerelles, à faire passer des messages, bref, à dialoguer.
Ces dernières années, il me semble que l’on s’est ainsi beaucoup mis à parler de trans-disciplinarité, d’inter-disciplinarité, pluri-disciplinarité.
Je crois qu’un certain nombre de chercheurs, dans des domaines très divers, ont perçu les limites dans lesquelles leur « encadrement » intellectuel les avaient enfermées.
Il n’est plus si vrai que la Science délaisse la Philosophie, ou vice-versa. Les travaux d’un Bruno Latour vous le démontreront aisément, lui qui parvient à faire « dialoguer » scientifiques, sociologues, philosophes et conseillers d’état, sans parler des objets qui les entourent et qu’ils manipulent.
J’ai eu l’occasion déjà, sur ce blog, d’évoquer également les travaux de Mireille Delmas-Marty, dont on ne sait plus dire, non plus, si elle fait du Droit, de la Philosophie ou de la Logique – sans doute tout cela à la fois.
Gabriel Tarde – qui prévenait Durkheim contre les risques de faire de la sociologie une discipline à part.
Des personnalités comme Jean-Pierre Dupuy, ou Jean-Marie Domenach ont beaucoup travaillé dans ce sens, en cherchant à formaliser des recherches trans-disciplinaires, et à les publier.
Les grandes problématiques actuelles, celles qui reviennent cycliquement dans l’actualité, sont toutes (me semble t-il) à l’interface de plusieurs disciplines, ou champs du savoir.
Songez déjà à tous les problèmes de bioéthique (il va falloir revoter les lois de la bioéthique, on n’a pas fini d’en entendre parler), par exemple. La sociologie, la politique, le Droit et le fameux « vivre ensemble » dont on nous rebat les oreilles, idem.
Alors que, certainement, du temps de Descartes, et avant lui encore, le problème, c’était surtout de permettre aux scientifiques de travailler tranquillement dans leur coin, faire leurs expériences et leurs compte-rendus d’expériences sans devoir en répondre devant quelqu’Église que ce soit, désormais, les scientifiques ne peuvent plus demander de travailler tranquillement dans leur coin et cloner des moutons et des souris vertes, sans que personne ne s’en mêle.
C’est comme ça.
Il faut ré-articuler ce qui fut désarticulé.
C’est le travail qui commence.
Mais pour ça, il faut une méthode. Et peut-être même un langage.
Descartes redevient, à mon avis, assez moderne. Pas forcément tel quel – ou du moins, je ne connais pas suffisamment sa pensée pour l’affirmer.
Mais au moins dans sa démarche.
Vous savez, en quelque sorte, lorsqu’il écrit cette phrase que vous citez : « toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entresuivent en même façon », c’est un peu son « saut de la foi » à lui.
Est-ce exact, ou non ? Tous les savoirs peuvent-ils être reliés entre eux ?
Qui peut le dire avec certitude ?
Mais, je crois qu’il faut souhaiter qu’il ait vu juste, sur ce point, parce que ça devrait nous faciliter la tâche.
12 novembre 2009 at 23:12
PS : Philarête, il faudra tout de même songer à mettre l’horloge de votre blog à l’heure d’hiver, ou revendiquer clairement votre volonté de rupture d’avec notre fuseau horaire.
(Sur ce bonne soirée, je sors en boite !)
(Non, je blague, je vais me coucher).
13 novembre 2009 at 13:37
@ PMalo, com 16,
Je vous cite: « Pour revenir à Descartes : je ne nie pas la grandeur de sa pensée, mais il me semble vrai, comme il a déjà été évoqué, que certains de nos maux modernes peuvent trouver une origine chez lui. »
C’est la grande mode en ce moment, chez les intellos. C’est un must.
Tout le monde y passe. Ici même, Phil a donné dans le genre, à propos des Lumières.
Tous ces mecs sont morts et archi morts, parfois depuis des siècles, mais leurs fantômes rodent parmi nous et ils font tomber en panne nos machines à laver.
Sérieux, hein.
Nan, nan, je déconne pas.Chuis vachement sérieux là.
Hitler, c’est Voltaire, enfin voyons!
La mondialisation, mais putain, c’est Descartes.
le peak oil, c’est Kant!
C’est évident, mon bon Monsieur, ça ne se discute même pas.
Bref, après la honte de notre histoire, nous voilà dans la culpabilité de notre culture.
Ah putain, ces intellos, ils sont chiés quand même. Faut toujours qu’il y ait une couille quelque part.
13 novembre 2009 at 22:40
@ Fantômette #22
Done!
Sur WordPress, il faut passer à l’heure d’hiver manuellement. On croit rêver.
14 novembre 2009 at 14:24
à tschok,
Quiconque croit que la haute culture a quelque incidence sur la civilisation conviendra aisément que les idées de Descartes, Voltaire et quelques autres exercent encore une influence sur notre société.
Ensuite, à moins de penser que leur pensée a atteint la perfection, il est naturel d’en analyser les limites pour ce qui est de résoudre les problèmes de notre temps.
L’exemple du mécanicisme (= se représenter la nature sur le modèle de la machine, en particulier l’animal et le corps humain) cartésien me paraît bien trouvé par PMalo.
En effet,s’il y a bien un domaine où, tout à la fois, on peut louer Descartes d’avoir été un promoteur de la science moderne et lui reprocher de l’avoir été au prix d’une dévalorisation de la nature, c’est bien celui-là.
Comme disait Heidegger, dans un magnifique plaidoyer pro domo, le propre des grands penseurs n’est pas de ne se tromper jamais, mais de se tromper avec grandeur…
Je vous laisse juger si Descartes s’est seulement grandement trompé ou s’il s’est trompé avec magnanimité, si du moins il s’est trompé quelque part.
Or je crois que de nos jours, il y a assez peu de philosophes qui soutiennent que l’existence de Dieu est plus aisée à démontrer que celle du Palais du Louvre, ou qu’un chat blessé à mort ne sait pas qu’il souffre, pas plus qu’une horloge mal ajusté ne sait qu’elle grince… De même aucun savant ne reprendrait à son compte ni les lois du choc exposé dans le livre II des Principes de la philosophie, ni la théorie de la circulation sanguine du Discours de la méthode (où c’est le coeur ui est entraîné par le mouvement du sang et non l’inverse).
Je pense donc que nous sommes nombreux parmi les admirateurs de Descartes à juger qu’il s’est parfois trompé…
Pourquoi n’en irait-il pas de nombreux autres penseurs du passé qui sont à l’origine de la culture moderne?
Ne reprochons donc pas à PMalo de manifester certaines réticences à l’égard de la pensée de Descartes, pensée originale, vigoureuse, paradoxale et parfois aussi manifestement dans l’erreur. Cela arrive aux meilleurs!
14 novembre 2009 at 17:09
@ Fantomette #21
Oui, vous avez raison, je n’avais pas pensé à cela, mais on peut surement dire que la requête contemporaine d’inter-trans-pluri-disciplinarité retrouve l’inspiration cartésienne. Merci de la suggestion, j’en parlerai la prochaine fois qu’il m’arrivera de faire cours sur l’arbre cartésien et sa dislocation.
Une des difficultés de notre époque est qu’à cause de la parcellisation-spécialisation des savoirs, il n’est plus envisageable, comme cela l’était sans doute encore au temps de Descartes, qu’un seul homme maitrise les “principes” des différents savoir qu’il s’agit d’articuler. Cela complique les choses. Et puis il y a aussi la question de la place de la “métaphysique” qui est devenue opaque (mais j’ai vu dans le dernier Monde des livres que B. Latour avait quelques idées à ce sujet).
@ Physdémon #25. Il me semble que ce n’est pas tout à fait la même chose de dire “Descartes s’est trompé sur tel point” (par ex la cause de la circulation du sang, les lois du mouvement), et de voir en “sa pensée” plus ou moins généralement entendue, la source supposée de certains des maux, ou prétendus tels, de notre modernité (je ne dis pas que c’est votre position, mais c’est celle de certains intervenants sur ce blog). Dans le premier cas, les erreurs de Descartes sont de l’ordre du fait, c’est incontestable. Dans le second cas, “l’influence” supposée de Descartes est beaucoup plus difficile à cerner, la relation de causalité entre les thèses cartésiennes et les “maux” qu’elle sont présumées avoir engendrés reste tout de même assez vague. Et c’est aussi donner beaucoup de puissance à de simples idées philosophiques que de leur accorder une pareille efficace de transformation du monde (mais je sais, pour vous avoir déjà lu sur ce sujet, que nous ne serons pas d’accord sur ce point).
Du coup, pour ma part, je suis à peu près sur la même ligne que Tschok au #23, sur les rapports de Descartes et du peak oil.
A ceci près que charger Descartes de tous les maux ou supposés tels de la modernité, ce n’est, malheureusement, pas seulement “la grande mode en ce moment”, mais un thème très classique de la pensée française, et notamment de la pensée catholique. Cela commencé je crois au début du XIX siècle, dans les milieux contre-révolutionnaires (voir le livre d’Azouvi dont Philarethe a parlé récemment). Cela a continué avec la dénonciation de “l’idéalisme”. On a encore retrouvé cette idée tout au long du XXe siècle (chez Maritain par ex), on la retrouve encore souvent dans les ouvrages d’histoire des idées d’inspiration catholique, et on en entend je suppose quelques échos sur ce blog.
A mon avis (mais comme je suis à la fois “catholique” et “cartésien”, ce n’est pas un avis très objectif), c’est une sorte de fausse piste ou de solution de facilité “monocausaliste et idéaliste” pour tenter de comprendre la crise, elle bien réelle, du catholicisme en France (plus trivialement : Descartes a bon dos !)
14 novembre 2009 at 17:28
à Wendrock,
Loin de moi l’idée d’accuser le cartésianisme de tous les maux du catholicisme français!
En fait, il y a toujours eu des penseurs catholiques d’importance sympathisant avec le cartésianisme.
De nos jours, il y a bien sûr la bande à Jean-Luc Marion et Jean-Robert Armogathe.
Mais bien avant eux, au XVIIIème siècle, il y a eu Arnauld, Nicole et Malebranche, sans compter évidemment le Père Mersenne et bien d’autres! Vous le savez sans doute bien mieux que moi…
Au XIX° siècle, tandis que les traditionalistes pourfendaient Descartes, la « philosophie de Lyon » surnom du manuel courant de philosohie en usage dans les séminaires, puisait beaucoup chez Descartes.
A l’époque du renouveau thomiste, beaucoup de thomistes tenaient absolument à identifier Descartes au mal absolu, comme Maritain. Mais d’autres, comme Gilson, n’ont jamais caché toute l’estime qu’ils avaient pour Descartes, dont Gilson précisément fut un éminent commentateur.
On peut citer également le Dictionnaire de Théologie Catholique de Vacant et Mangenot qui est des plus nuancé sur Descartes et ne lui reproche certes pas d’avoir promu le doute méthodique…
n voit donc que le rejet de Descartes n’a jamais été universellement partagé dans l’intelligentsia catholique française.
Très loin de là.
14 novembre 2009 at 18:10
à Physdémon
Oui, vous avez raison, il y a toujours eu des cartésiens chez les catholiques. Mais, depuis le XIXe siècle, c’est tout de même minoritaire, voire rare, alors que, comme vous le rappelez, cela a été un courant très puissant à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe. Et l’anticartésianisme (pris dans un dispositif plus large de “critique de l’idéalisme” en général) est tout de même devenu une sorte de lieu commun chez les thomistes dominants. Mais vous avez raison, c’est peut-être plus de l’ordre de la « vulgate idéologique » que de la position technique et partagée chez les membres éminents de l’intelligentsia catholique.
Si nous parlons bien de la même “philosophie de Lyon”, (= les Institutiones philosophicae de l’oratorien Joseph Valla (mort en 1790) professeur à Soissons, puis à Lyon,) c’est justement un ouvrage d’avant la révolution (1er éd 1782, je crois), l’époque où, sur la lancée de Arnauld, Malebranche etc., il y avait encore un “cartésianisme catholique” officiel et vigoureux et, à sa suite, une sorte de scolastique cartésienne dont le manuel de Valla est un des meilleurs exemples. C’est, me semble-t-il, quelque chose qui disparaît, au moins comme mouvement important, dans la première moitié du XIXeme siècle (le manuel de Valla cesse je crois d’être réédité vers 1840), pour être remplacé par des choses plus “thomistes”. Mais si vous avez des informations sur une sorte de persistance de ce courant et de ce genre de manuel après 1850, je suis preneur, cela m’intéresse.
Quant à l’article “Descartes” du DTC (par A Chollet), il fournit certes une présentation très honnête de la pensée de Descartes, mais je l’avais lu aussi comme une sorte de bon condensé de vulgate anticartésienne. D’après mes notes de lecture, sa thèse générale est la suivante :
“[la philosophie de Descartes] enveloppe, à l’égard des vérités dogmatiques ou théologiques, des contradictions qu’il n’a ni toutes prévues, ni toutes voulues, mais qui, portant leurs fruits logiques et naturels, tourneront au détriment de la foi (…) Il ne fut pas nécessaire de mal entendre les principes de Descartes pour en tirer plus d’une hérésie”.
Si mes notes sont exactes, ce n’est tout de même pas très favorable à Descartes (d’un point de vue catholique, veux-je dire) !
14 novembre 2009 at 18:39
Pour Physdémon, addendum au message précédent.
C’est quand même bien internet, je suis vraiment content de trouver quelqu’un qui s’intéresse aussi à la « philosophie de Lyon » de Joseph Valla. Je me suis mis à lire ça aux alentours de la quarantaine et j’ai souvent eu depuis l’impression d’être un peu seul dans ce genre de perversion (d’accord,il s’agit d’une curieuse façon de passer la fameuse « crise de la quarantaine ». Mais bon, ce n’est pas non plus la plus dévastratrice. J’ai des copains qui ont acheté une Porsche ou pris des maitresses, moi je lis « la philosophie de Lyon », voilà).
Mais peut-être êtes-vous lyonnais ou assimilé ? Ca enlèverait un peu de pureté à la perversion, qui n’en resterait pas moins hautement méritoire.
14 novembre 2009 at 19:16
C’est curieux et fascinant: un «faux-billet» qui suscite une «vraie discussion», une des plus riches sur ce blog (pourtant gâté par ses commentateurs!)… En plus, la conversation en vient à croiser des fils issus d’autres discussions. Ce n’est plus un blog, c’est une usine textile!
@ Physdémon: ton propos sur «la» figure littéraire susceptible d’incarner la France, rapprochée du reste de la conversation, me donne envie de suggérer que, justement, s’il est si difficile de trouver un écrivain qui incarne la France, comme Dante, Shakespeare ou Cervantès pour d’autres pays, c’est parce que chez nous c’est Descartes qui remplit ce rôle.
Wendrock l’a rappelé ailleurs: l’adjectif «cartésien» est l’un des rares exemples d’un terme dérivé de la philosophie qui soit passé dans le langage courant (avec «stoïcisme» et «épicurien», sans doute), et le seul qui serve à désigner un caractère national. Le Français est «cartésien». Cela signifie tantôt la clarté, la rigueur, tantôt l’étroitesse et la rigidité, la prétention à tout enfermer dans une pseudo-scientificité — mais le fait demeure.
Il devient urgent de reparler un peu plus sérieusement du livre de F. Azouvi, Descartes et la France, dont Wendrock fait mine d’oublier que c’est lui, non moi, qui l’a mentionné le premier (ttt… modestie, modestie!). C’est vraiment une source indispensable pour comprendre comment Descartes s’est retrouvé en position de représenter à lui seul la France et l’esprit moderne, fourrier de la Révolution, et fauteur de «modernisme».
Une idée, au moins, inspirée du com’ 25 de Physdémon: très tôt, en fait, il est apparu que Descartes s’était trompé, notamment sur les points que signale Physdémon (mécanisme, lois du mouvement, etc.). Cela est acquis avec Leibniz, dès les années 1680. Très tôt, également, on s’accorde à reconnaître qu’il n’est pas «révolutionnaire» comme d’autres, par exemple qu’il est ennemi du matérialisme, etc.
En revanche, ce qu’on ne conteste pas à Descartes, c’est d’avoir inauguré une nouvelle manière de réfléchir et d’argumenter; d’avoir, en quelque sorte, mis la philosophie à la portée du «public» qui, précisément, se constitue à ce moment-là à l’échelle européenne: l’ensemble des gens instruits, intéressés aux discussions de portée générale (les idées, la politique, etc.), en dehors du cercle étroit du clergé et de l’université. La place des femmes, dans ce «public», symbolise à elle seule la révolution culturelle (si j’ose dire) qui s’amorce.
En ce sens, même les plus farouches intellectuels anti-cartésiens de l’époque moderne sont, en un sens, redevables à Descartes: sans lui, la philosophie n’aurait peut-être pas eu sa place dans le débat public.
Reste évidemment le problème de fond: y a-t-il un rapport entre le «style», l’esprit cartésien en philosophie, et les révolutions politiques du XVIIIe siècle? Est-ce que le «doute méthodique», pour résumer brutalement l’apport cartésien, préfigure la «table rase» qu’il faudrait faire du passé, selon un hymne politique naguère en vogue?
À ce propos, et juste en guise de pierre d’attente, je cite une proposition à mon avis capitale de F. Azouvi dans son livre (p. 202, dans un passage concernant Victor Cousin):
Je pense que tout est là, dans cette distinction qui me semble très profonde et éclairante… dont on devra reparler! (Mais pour ceux qui veulent prendre de l’avance, je signale qu’on comprend de quoi il retourne en lisant De la Démocratie en Amérique II, 1re partie, chap. 1…).
15 novembre 2009 at 22:22
à Wendrock,
Pour l’article de Chollet dans le DTC , j’en ai gardé le souvenir d’un texte très mesuré sur la question qui m’intéressait avant tout : celle de la légitimité de la pratique du doute méthodique. Mais il faudrait que j’aille le relire, pour en avoir le coeur net.
Par ailleurs bien qu’étant un Lyonnais indécrotable, désolé de vous décevoir, je n’ai jamais étudié la « philosophie de Lyon »que je ne connais que par l’intermédiaire de notes de bas de pages.
En revanche, j’ai lu avec intérêt « La Philosophie catholique en France au XIX°siècle avant la renaissance thomiste et dans son rapport avec elle » de Lucien Foucher, Vrin, 1955.
Dans cet ouvrage, l’auteur relève comme on pouvait s’y attendre l’influence considérable (et à mon avis funeste) du traditionalisme (de Bonald et Maistre) sur le catholicisme francais du XIX°siècle. C’est principalement dans ce courant qu’il faudrait chercher l’anticartésianisme catholique des trois premiers quarts du XIX°siècle. L’anticartésianisme thomiste apparaîtra en effet seulement à la fin du siècle sous Léon XIII.
Mais Foucher montre aussi que le courant traditionaliste n’était pas monopolistique.
Il y a au moins un auteur résolument néo-cartésien au milieu XIX°siècle, c’est Bordas-Demoulin (Cf. Foucher, p. 116-130). Il est l’auteur de « Le cartésianisme ou la véritable rénovation des sciences » (1843). En particulier, Bordas-Demoulin, qui était polytechnicien, proposait une épistémologie de l’analyse infinitésimale qui lui faisait considérer Descartes comme le véritable précurseur du calcul différentiel. Convaincu de la profondeur de la théorie cartésienne d’un infini positif, il considérait que la métaphysique cartésianisme résistait à la critique kantienne. Selon Foucher, c’est un penseur qui mériterait d’être tiré de l’oubli.
Foucher souligne aussi que l’abbé Maret, un des chefs de file des traditionalistes catholiques en lutte contre l’éclectisme de Victor Cousin, opère un certain retour à Descartes dans sa « Théodicée chrétienne » (1844) (p. 160-161).
Cela fait donc au XIX°siècle au moins un catholique cartésien et un traditionaliste bonaldien soucieux de ménager Descartes.
Entre les deux, il faudrait étudier de près ce que pensaient de Descartes les philosophes catholiques suivant: l’abbé Gratry, qui n’était pas cartésien, mais soucieux de concilier foi et raison dans un esprit plutôt néo-augustinien; et aussi
Emile Boutroux et Jules Lachelier, peut-être très éloignés de Descartes, sous l’influence de Kant, mais peu suspects de partager l’anticartésianisme militant des traditionalistes.
En somme, je crois que l’idée d’un anticartésianisme catholique massif au XIX°siècle mérite d’être tempérée. Il y a plutôt eu un anticartésianisme traditionaliste, me semble-t-il, puis un anticartésianisme thomiste. Les bonaldiens reprochaient à Descartes son rationalisme, qu’ils auraient aussi bien pu reprocher à Thomas d’Aquin, s’ils l’avaient étudié sans commettre es contresens signalé par Foucher ((chap. 9). Puis les thomistes ont pris le relai, reprochant à Descartes ou bien son épistémologie « idéaliste » (qu’ils pouvaient également reprocher à saint Augustin) et sa philosophie de la nature mécaniste (ce qu’ils n’étaient pas seul à lui reprocher)…
Il y a plutôt eu plusieurs anticartésianismes dans les milieux catholiques. Or ces anticartésianismes furent propres à des écoles de pensée particulières, le traditionalisme puis le thomisme. Ce dernier il est vrai eut une fâcheuse tendance, entre les pontificats de Léon XIII et celui de Pie XII, à prétendre exercer un monopole dans l’Eglise. Quoi qu’il en soit, il me semble qu’il y a toujours eu des penseurs catholiques assez favorables à Descartes malgré certaines réserves sur tel ou tel aspect de sa pensée…
15 novembre 2009 at 22:41
à Philarête,
Ce serait tout de même ennuyeux de choisir Descartes comme symbole de la culture française.
1) parce que c’est un philosophe; or les philosophes ont toujours une prétention à l’universalité. Et ce qu’il s’agit d’affirmer, c’est précisément à mon avais un particularisme. Voilà pourquoi un poète exprimera toujours mieux l’âme d’un peuple qu’un penseur! La poésie, cela a l’immense mérite d’être intraduisible. Aimer la poésie oblige à être toujours un peu chauvin… Mieux vaut donc un poète qu’un philosophe comme symbole identitaire…
2) parce que Descartes a passé sa vie à l’étranger: d’abord en Allemagne, puis en Hollande (ah, la Hollande), enfin en Suède…
Curieux de faire un symbole d’identité nationale quelqu’un qui a passé la plus grande partie hors de la douce France, par choix délibéré…
Cela dit, ce n’est pas parce que Descartes était tout le temps en Hollande que je vais en faire un fromage…
En revanche, choisir La Fontaine est tout indiqué. Il suffit de voir en quel sens il infléchit la sagesse antique: cela va beaucoup plus loin qu’Esope. De plus l’usage que La Fontaine fait de notre langue est extraordinaire: il utilise toutes les possibilités de la versification. Sans compter que c’est un auteur capable de toucher les hommes de toutes les conditions sociales: il touche le peuple et satisafit les élites. Descartes lui fait disputer des philosophes, il ne suscite pas un sentiment d’identification symbolique comparable à l’émotion que peut ressentir un ressortissant français en voyage lorsqu’il voit le drapeau tricolore au fronton d’un consulat…
Allons, allons, notre grand poète nationale , c’est La Fontaine!
La Fontaine, ça coule de source!!!
15 novembre 2009 at 22:42
Précision: si je connaissais l’usage des smiley, j’en constellerais le com précédent, bien sûr !!!
16 novembre 2009 at 10:44
Mais enfin, Physdemon, puisqu’on vous dit que le génie Français de la littérature, c’est Descartes ! On a même lu ici que c’était « bien écrit », cela devrait vous suffire.
Par exemple, au hasard (je me saisis des ouvrages dans mon dos) :
Les Passions de l’Âme « Article CXXXIV, Pourquoy quelques enfans palissent, au lieu de pleurer.
Toutefois il y en a quelques un qui palissent, au lieu de pleurer, quand ils sont faschez : ce qui peut tesmoigner en eux un jugement, & un courage extraordinaire ; à savoir que cela vient de ce qu’ils considèrent la grandeur du mal, et se préparent à une forte resistance, en mesme façon que ceux qui sont plus âgez. Mais c’est plus ordinairement une marque de mauvais naturel : à scavoir que cela vient qu’ils sont enclins à la Haine, ou à la Peur ; car ce sont des passions qui diminuent la matiere des larmes. »
Quel style ! Flamboyant !
Les Méditations métaphysiques : « Méditation seconde : La Méditation que je fis hier m’a rempli l’estomac de tant de doutes, qu’il n’est plus désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je pourrai les résoudre ; et comme si tout à coup j’étais tomé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fonds ni nager pour me soutenir au-dessus. Je m’efforcerai néanmoins, et suivrai derechef la même voie où j’étais entré hier, en m’éloignant de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, tout de même que je si je connaissais que cela fût absolument faux ; et je continuerai toujours dans ce chemin, jusqu’à ce que j’ai rencontré quelque chose de certain, ou du moins, si je ne puis autre chose, jusqu’à ce que j’ai appris certainement, qu’il n’y a rien au monde de certain ».
Quelle puissance évocatoire !
Discours de la Méthode : « Troisième Partie.
Et enfin, comme ce n’est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où on demeure, que de l’abattre et de faire provision de matériaux et d’architectes, ou s’exercer soi-même à l’architecture, et outre cela d’en avoir soigneusement tracé le dessin ; mais qu’il faut aussi s’être pourvu de quelque autre, où on puisse êter logé commodément pendant le temps qu’on y travaillera ; ainsi afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que ma raison m’obligerait de l’être en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais, je me formais une morale par provision, qui ne consistait qu’en trois ou quatre maximes, dont je veux bien vous faire part. »
Quel lyrisme ! Quelle finesse ! Quelle maîtrise de la ponctuation !
Eh bien oui, si ce genre de prose, et je ne parle que du style, ayant volontairement choisi des extrais au hasard, est considéré comme de la grande littérature alors effectivement, on peut continuer à donner le Renaudot à Beigbeder.
Tremble, Racine ! Tremble, Céline ! Tremblez, Chateaubriand, Balzac et consorts ! Les travaux de Descartes sont « bien écrits », et c’est lui qui devra faire face à Joyce, Mann ou Aguéev…
16 novembre 2009 at 12:12
à Soren,
Moi, j’aime bien le style de Descartes.
Vous me donnez envie de lire Beigbeder…
Cela dit, comme mon style est à peu près aussi raffiné qu’une paire de galoches posées sur du linoléum, je suis peut-être mal placé pour faire l’arbitre des élégances.
16 novembre 2009 at 15:06
Pourquoi ? Il n’est pas besoin d’être écrivain pour avoir une opinion sur l’écriture, pas besoin d’être pauvre pour parler de la pauvreté. Certes, elles ne se valent pas toutes, et tout n’est pas égal, mais cela ne les rend pas caduques.
Et certains paient des fortunes pour des galoches sur du lino.
16 novembre 2009 at 21:48
@ Physdémon #31
Merci pour tous ces renseignements. Nous avons manifestement des intérêts communs.
17 novembre 2009 at 19:26
@Physdemon : je pose la question au « lyonnais indécrottable » :)
Lyon, n’est-ce pas la brume (Myrelingue, etc.) ? La rencontre de la France médiévale, de l’Italie néo-platonicienne et de l’Allemagne romantique ? Le foyer d’un Ballanche ?
Comment dans ce contexte espérer sauver Descartes, pourfendeur du mystère et quêteur de Vérité soumise au principe de non-contradiction ?
17 novembre 2009 at 23:19
à Soren,
Vous savez, à Lyon, il n’y a pas que des spirites et des illuministes passant leur temps à célébrer des rituels ésotériques dans les souterrains qui parcourent en tous sens la colline de Fourvière…
Cela dit, on peut voir en Descartes autre chose qu’un rationaliste étriqué
(cf. Dictionnaire des idées reçues 2009. Rationalistes: soit ils sont obtus, soit ils sont étriqués).
Pensons à la célèbre controverse entre Derrida et Foucault sur le statut de la folie chez Descartes, que je n’ai pas étudié de près mais dont j’ai retenu en gros ceci: pour Foucault, Descartes exclut la folie en délimitant le champ du rationnel. Pour Derrida, plus fin lecteur à mon avis, Descartes fait de la folie une modalité particulière de l’exercice de la raison. On pourrait dire en un sens que la Première Méditation métaphysique nous invite à à élaborer une philosophie recevable même par un paranoïaque.
Voir, pour en savoir plus, Pierre Macherey à l’adresse suivante:
http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/Macherey20022003/Macherey13112002.html
En somme Descartes, avec son doute hyperbolique,sa métaphysique du rêve et son Malin génie est un auteur baroque. Il suffit de comparer « La Vie est un songe » de Calderon avec les Méditations pour voir qu’il y a unité d’inspiration entre ces oeuvres. J’ai bien l’impression que méditer sur la fragilité du monde sensible, comparable à l’évanescence du rêve, était une pratique encouragée par les jésuites et que Descartes aura audacieusement transposé du questionnement moral au questionnement métaphysique.
Il est donc très raisonnable de considérer la tournure d’esprit de Descartes comme baroque plutôt que classique. Cela convient d’ailleurs assez bien avec le style des monuments lyonnais qui tiennent plus souvent du baroque que du classique (cf. L’Hôtel de ville, le Palais Saint Pierre, la Chapelle des Jésuites, l’église Saint Bruno des Chartreux…ce qui fait que Lyon, avant la chute du mur de Berlin, servit de décor de film pour représenter des villes d’Europe centrale comme Prague ou Cracovie).
22 novembre 2009 at 21:03
@ Physdémon : nous seuls semblons avoir été incapables de nous identifier un un illustre poète national ? Je croyais pourtant que nous pratiquions la langue de Molière ? Ne l’auriez-vous pas occulter pour le besoin de votre démonstration ?
Quant à proposer un courtisan poudré parfumée comme une vieille cocotte, prêt à courber l’échine devant le premier mécène venu, je trouve ça un peu dévalorisant ;)(exemple d’utilisation d’un smiley. Ceci dit, s’en passer oblige à ciseler son écriture pour faire passer son intention.).
Quitte à trouver un poète classique, prenons-en plus moderne, tel qu’un Brassens. Il offre l’avantage d’un rassembleur dont tout le monde adore se réclamer, à la fois populaire et exigeant. L’autre avantage est qu’il pratiquait la chanson, forme futile par excellence, qui traduit bien l’esprit français qui tourne tout en dérision. Enfin, s’il nous faut un rimailleur (très classique dans sa forme, dont le modèle absolu était Villon, premier poètes moderne), je préfère l’esprit frondeur, indépendant et humaniste de celui-ci à l’esprit flatteur (malgré tout), dépendant et humaniste de celui-là.
Mais Brassens à ce désavantage d’être à la mode, tout le monde aime à clamer son admiration pour lui, du coup il en devient un brin agaçant.
Vian alors. Quitte à prendre quelqu’un pour représenter la France, on pourrait bien en prendre un américanophile convaincu, touche-à-tout, parisien jusqu’au bout des ongles, pacifiste ayant commis LA chanson considérée à son époque comme antipatriotique.
22 novembre 2009 at 23:31
à Gwynplaine
Evidemment, il y a Molière.
J’aurais pu y penser.
Cependant, si les Anglais ont Shakespeare, pour faire le poids face à lui, Molière ne suffirait pas. Il faudrait mettre Corneille, Molière et Racine ensemble dans la balance. Car Shakespeare, c’est les trois à la fois.
Du coup, j’hésite à mettre un dramaturge en avant pour représenter la culture française. Face aux rosbeefs, on n’assurera jamais…
D’autant que si je m’en tenais à mes goûts, je placerais Marivaux au dessus de Molière…
C’est pourquoi j’en reviens à La Fontaine qui est un fabuliste inégalé dans la littérature universelle et un moraliste, ou un anthropologue, de grande race.
Relisez-le, en entier, après avoir pris soin d’oublier vos souvenirs d’enfance. Vous verrez: tout y est sur la nature humaine.
Quand on compare La Fontaine à Esope, par exemple, La Fontaine est toujours plus subtil, plus profond. Sans parler de l’usage de la langue: la langue d’Esope n’est pas du meilleur grec, alors que La Fontaine est un versificateur de premier ordre: ce n’est évidemment pas le style noble et pur de Racine, mais c’est d’une vivacité, d’une pétillance, d’une astuce, d’une fraîcheur insurpassable.
Je maintiens donc la candidature de La Fontaine.Etre français, c’est pouvoir goûter la Fontaine.
Je ne parlerai pas de Vian. C’est comme pour Enid Blyton, j’ai passé l’âge de l’apprécier…
Quant à Brassens, c’est effectivement un remarquable chanteur populaire. Mais pour ma part, je proposais un écrivain à statufier aux côtés de Homère, Cicéron, Dante, Shakespeare, Cervantès, Goethe, Dostoïevski… A côté d’eux, Brassens ferait un peu dépareillé.
C’est le problème de la chanson, elle tient de la poésie et de la musique sans aller au bout des possibilités de ces deux arts : si on compare à de la vraie poésie, c’est pas mal, mais c’est infiniment au dessous. Qu’est-ce que Brassens à côté de Claudel, Saint-John-Perse, Breton, Eluard, Jouve, Reverdy Char, Bonnefoy etc?
Et la chanson, comparée à de la musique sérieuse, cela souffre encore de la comparaison: qu’est-ce que Brassens comparé à Satie, Debussy, Ravel, Milhaud, Poulenc, Messiaen, Boulez, Landowski?
Cela dit sans être de la très bonne poésie, ni de la très bonne musique, de la chanson peut être de la très bonne chanson… Chaque genre a son excellence propre, mais quitte à rester vieux jeux, je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a des genres mineurs.
Cela dit, la limite commune à Molière et La Fontaine, c’est que cela manque de souffle épique. Et l’épopée, c’est bon pour souder une communauté,façonner une identité symbolique.
Mais c’est peut-être le problème général de la littérature française depuis l’échec de la « Franciade » de Ronsard. Certes, il y a eu Victor Hugo, avec sa psychologie épaisse, sa métaphysique de bazar et tout le clinquant de sa versification tranche-montagne. Mais je ne tiens pas à faire son éloge… Il s’en est suffisamment chargé lui-même, et à vrai dire, il n’a fait que ça dans toute son oeuvre.
Ou alors, pour trouver de l’épique, il faut revenir au Moyen-Âge. Le problème avec l’auteur de la Chanson de Roland, c’est qu’il est resté anonyme. Sinon, je n’hésiterais pas à faire de Chrestien de Troyes la figure tutélaire de notre littérature. Il y a toutefois un hic : son manque de notoriété. Mais c’est vraiment un auteur majeur, et plein d’humour qui plus est.
J’exclus donc Molière, Vian, Brassens, je relance plus que jamais La Fontaine (jea
22 novembre 2009 at 23:33
(Mon ordinateur tousse!).
… je relance La Fontaine (« Jean de » pas « Oskar ») et je propose également Chrestien de Troyes.
23 novembre 2009 at 10:44
@ Physdémon :
Je me doutais que mes propositions un peu fantaisistes n’auraient pas votre agrément, et j’admets volontiers qu’ils manquent un peu de sérieux à un genre comme la chanson pour propulser quelqu’un sur le devant de la scène internationale. Mais ce n’est pas parce que vous ne goûtez plus Vian qu’il faut me renvoyer à mon tapis d’éveil, j’ai l’âge d’avoir déjà mal au dos et confesse encore apprécier le bonhomme.
Avec Chrestien de Troyes, vous touchez ma table rondofilie (ah, le sénéchal Keu, quel régal à chacune de ses interventions !), mais vous qui craignez que Molière ne soient un peu juste face à Shakespeare, ne tremblez-vous pas pour notre ami de Troyes face à Cervantès qui, sous couvert de parodie, nous régala pourtant d’un vrai roman de chevalerie, qui plus est réputé pour être le premier roman au sens moderne ?
Quant à La Fontaine, question : à la rigueur, je peux me résoudre à adouber le courtisan poudré, mais est-il assez réputé par-delà nos frontières pour endosser l’habit de porte-plume de nos aspirations identitaires ? Et c’est vrai qu’il manque d’esprit d’épique comme dirait Domenech.
Pourquoi ne pas prendre un autre dramaturge en la personne de Beaumarchais ? Certes il ne soutient toujours pas la comparaison face à Shakespeare mais à d’autres cordes à son arc (ce qui est pratique pour faire de la harpe, mais finalement assez peu pour décocher des flèches). Il fut adapté en deux opéras merveilleux (un italien et un allemand) ce qui est bon pour la renommée et l’ouverture, a donné par-là deux pièces faisant partie de la culture mondiale, et vaut pour la grande musique, il soutint la guerre d’indépendance américaine, ce qui est bien pour l’épique, on peut en faire des citations (il ne s’est donné que la peine de naître), ce qui est bon pour l’appropriation populaire… Oui décidément, je soutiens la candidature de Beaumarchais face à celle du fabuleux fabuliste.
Quant à celle de Chrestien de Troyes, elle me plaît, sous les réserves formulées plus haut.
23 novembre 2009 at 13:33
Hu hu… Victor Hugo ayant trop fait l’éloge de lui-même. Chateaubriand lui a volé la palme dans cette catégorie, il me semble. Et Boulez a réussi à faire de même, puisque vous le mettez sur le même qu’un Debussy, un Ravel ou un Messiaen. La France n’est pas un pays de musiciens, et ailleurs qu’à Paris, Boulez aurait été remis à sa juste place, un certain nombre de degrés plus bas, non ?
Finalement nous n’avons qu’à dire oui à La Fontaine ou à Descartes : ce sont des donneurs de leçon qui ne se contentent pas d’avoir une opinion, mais qui éprouvent le besoin de la formuler aux autres et de les convaincre. C’est ça, finalement, qui est très français, non ? Le Français, c’est le petit malin qui sait tout toujours mieux que tout le monde. C’est celui qui prétend avoir des idées à défaut d’autre chose. On lui a appris tout petit qu’il fallait penser, et comment, et depuis il est persuadé qu’il est seul à penser et que sa mission est d’éclairer le monde entier. Il paraît que les étrangers nous trouvent grandes gueules, arrogants voire condescendants. Donnons leur raison…
En ce qui concerne la « langue de Molière », c’est ainsi que nous, francaouis, désignons notre idiome, mais est-ce également des estrangers qui sont pas d’chez nous ? L’expression « la langue de Shakespeare » dépasse les limites de l’hexagone, mais qu’en est-il de la langue de Molière ? A l’étranger, le Français n’est-il pas plutôt la langue du Code Civil napoléonien ? Pourquoi s’obstiner à chercher un artiste ? Pour notre ego ? Et si la personnification de la France, pour l’étranger, n’était pas tout simplement Napo ? Petit, intelligent (let’s talk strategy), parti de pas grand chose pour arriver au plus haut, législateur, incapable de résister à la tentation du pouvoir absolu, charismatique, impérialiste, parfois incapable de développer une nouveauté industrielle majeure (le pyroscaphe de Jouffroy d’Abbans, par exemple)…
23 novembre 2009 at 16:50
à Gwynplaine,
Bon pour Vian, vous avez raison. C’est un auteur qui vaut infiniment mieux que ce que j’en ai dit: c’était pour le plaisir de faire un bon mot que j’ai été sévère à son égard et aussi parce que je pense qu’il y a de mauvaises raisons de l’apprécier (le côté « éternel ado qui s’encanaille »), ce qui n’enlève rien aux bonnes raisons qui existent par ailleurs de l’estimer.
De toute façon, vous l’avez compris, Vian n’a vraiment pas le profil d’un « génie national tutélaire ».
Pour Chrestien de Troyes, je pense qu’il n’a pas à souffrir de la comparaisaon avec Cervantès. Il y a en effet trop d’humour chez lui pour qu’il puisse être affecté par les parodies de roman de chevalerie. On ne peut pas tourner en dérision les humoristes, car ils ont trop de distance avec eux-mêmes pour être ridicules.
De plus Chrestien est sans doute moins triste que Cervantès mais il n’est pas moins lucide: Perceval a un côté antihéros qui préfigure Don Quichotte. La Quête du Graal est d’ailleurs vouée à l’échec.
La principale différence entre Chrestien et Cervantès n’est pas entre la naïveté et la désillusion. Elle est entre l’espoir et le désespoir. Pour Cervantès, le seul moyen d’échapper à la trivialité du quotidien est l’illusion voire la folie. Pour Chrestien, c’est l’aventure (Lancelot) et la quête mystique (Perceval), voire les deux à la fois (Yvain), quijouent ce rôle.
Mais l’humour de Chrestien vient de ce qu’il a conscience que si l’homme peut s’élever à une condition héroîque, c’est qu’il part de bas: c’est la lecçon que nous avons à tirer de ce grand benêt de Perceval. Et aussi de Lancelot, qui nous apprend que si l’amour courtois peut nous rendre meilleur, il peut nous faire retomber dans la trivialité des histoires d’adultère. L’esprit est prompt, mais la chair est faible.
Toutefois, chez Chrestien, on garde l’espoir que les forces de l’esprit finisse par l’emporter. En quoi Chrestien a la force d’âme qui sied aux homme d’un monde encore jeune.
27 novembre 2009 at 17:16
Hé bien !!
Pour un faux-billet (l’a-t-on passé sous la lampe à UV ?), il suscite un abondant commentaire (dont je remets à plus tard la lecture intégrale)…
;-)