Le regard politique est la preuve, s’il en était besoin, qu’un livre d’entretiens peut faire un très bon livre. Pierre Manent, guidé par les questions de Bénédicte Delorme-Montini, donne en quelques pages parfaitement lisibles un aperçu profond de sa biographie intellectuelle et du développement de sa pensée. Le lecteur ne peut qu’être séduit par la simplicité et la clarté des propos, le sens de la formule bien frappée qui résume un argument, autant que par la singulière bonhomie, faite d’humilité et en même temps de courage tranquille, qui rend si attachante la figure de Manent. Il me tarde de trouver le temps de revenir sur un ou deux développements qui m’ont permis de mieux comprendre mes points de perplexité à l’égard du type de science politique pratiqué par l’auteur de La Cité de l’homme et des Métamorphoses de la cité. En attendant, j’aimerais partager un long passage où Manent parle du Moyen Âge. Ce qu’il dit me semble parfaitement juste, et en même temps très important parce que, précisément, ce n’était pas aussi clair avant que Manent ne le dise. L’impression suscitée par ce développement, c’est la « reconnaissance » : on reconnaît d’un coup quelque chose d’exact qui n’était pas apparu tel jusque là, on reconnaît dans l’auteur du propos quelqu’un dont on a beaucoup à apprendre, qu’on ne va pas quitter de si tôt – même si c’est pour le contester sur tel ou tel point, et la clarté reçue suscite évidemment la reconnaissance, la gratitude intellectuelle qui n’est pas une chose si fréquente qu’on puisse craindre de la gaspiller.
Ce sur quoi Manent attire l’attention, de son point de vue d’expert de la chose politique, c’est que le Moyen Âge est essentiellement, du point de vue politique (et cette précision est probablement capitale), un long temps de désordre. Qu’il constitue un long moment d’incertitude, entre l’ordre civique antique et l’ordre étatique moderne, où l’Europe cherche son unité sans vraiment la trouver. Le Moyen Âge est la période du conflit permanent des autorités – temporelles et spirituelles, monarchiques et impériales, citadines et royales, etc. Aucune forme politique ne s’impose – ni l’autorité suprême de l’Église, ni l’autorité locale des princes ou des seigneurs, – toutes sont en concurrence. Les principes supérieurs qui prétendent régir les existences sont eux-mêmes en conflit, l’éthique des clercs se heurtant à l’éthique guerrière, le fond païen ne cessant d’affleurer jusque dans la figure idéalisée du chevalier.
Manent est évidemment conscient de tenir un propos paradoxal. Il sait heurter de plein fouet la vision reçue du Moyen Âge, et notamment celle qui sert de référence idéale à une vénérable tradition de pensée politique « antimoderne » : le Moyen Âge comme âge de l’ordre, comme âge de l’harmonie quasi cosmique, de l’équilibre parfait qu’on n’a cessé d’opposer au « désordre » moderne, à l’apparition des nations, à la rupture de l’unité de la foi, à la révolte orgueilleuse de l’esprit humain contre la religion révélée. C’est justement ce paradoxe, ce choc assumé, qui rendent précieuse la suggestion de Manent. Elle me semble de nature à nourrir un débat important parmi ceux qui aiment réfléchir au politique et ne peuvent, dès lors, laisser de s’interroger sur ce que Manent appelle dans son livre la « différence moderne ». Débat d’autant plus décisif que si le Moyen Âge sert volontiers de repoussoir aux zélateurs du « projet moderne » (et l’on mesurera à quel point, si Manent a raison, leur vision du Moyen Âge repose sur une vaste illusion), il n’a cessé de nourrir, sous les espèces d’un « ordre organique » quasi surnaturel, les nostalgies catholiques aussi bien que les rêves marxistes de réconciliation humaine.
Débat d’autant plus actuel, me semble-t-il, que nous sommes de nouveau entrés dans une période de profonde incertitude. La forme « nationale » de la démocratie, qui caractérise la politique moderne, est en crise, et pour s’orienter dans cette crise il ne peut qu’être utile de méditer sur ce qui s’est passé lors de l’apparition de cette forme originale : a-t-elle constitué l’heureuse issue d’un long désordre, ou au contraire fut-elle une chute, voire une aberration dont le temps présent est en train de nous délivrer ? Faut-il espérer ou redouter un « nouveau Moyen Âge » ?
La parole est à Pierre Manent, répondant à Bénédicte Delorme-Montini :
La représentation dominante du Moyen Âge n’est-elle pas plutôt celle d’une période d’ordre ?
« C’est si vrai qu’aujourd’hui encore, vous avez des socialistes anglais qui cherchent le remède au « désordre libéral » dans le « communautarisme » ou le « holisme » médiéval. J’ai à coup sûr contre moi un véritable lieu commun qui n’aide pas la science et qui est que le Moyen âge était par excellence une période d’ordre, que le Moyen Âge se caractérisait par un ordre cohérent, et même par un ordre splendide, embrassant le cosmos, Dieu et les hommes, et dont l’expression visible et grandiose se trouve dans les cathédrales. J’admire autant qu’un autre les cathédrales, mais en faire le symbole de l’ordre de l’époque, c’est vraiment partir du plus mauvais pied pour comprendre ce qui s’est passé. Je suis toujours surpris de voir à quel point l’opinion même savante est mue par des images, subjuguée par des images qui flattent l’imagination mais qui n’ont aucun rapport avec la vie des gens dont on entend rendre compte. Par l’image des cathédrales, en effet splendides, ou par la Divine Comédie de Dante, ce grand poème parfait. C’est fou ce que la Divine Comédie a servi à justifier cette représentation. C’est d’autant plus ironique que l’œuvre de Dante avait été intitulée simplement par lui La Comédie, et que si on lit cette œuvre, on peut se faire une idée assez précise du profond désordre politique de cette période.
« D’abord, il y a cette rivalité, qui préoccupe tellement Dante et qui est par ailleurs très bien documentée, entre la papauté et les pouvoirs politiques. Ensuite, les pouvoirs politiques eux-mêmes sont fragmentés, dispersés entre l’empire, les rois, les princes, les moindres seigneurs, les villes libres ou moins libres, etc. Donc, il y a une fragmentation extraordinaire du monde médiéval, fragmentation qui s’étend, bien entendu, aux principes de la vie commune. La figure emblématique de l’ordre médiéval – le « chevalier du Moyen Âge » – est une figure de la confusion des principes. C’était une figure de composition en cela qu’il y avait une tension très forte entre sa vocation religieuse et sa vocation guerrière – je laisse même de côté son éventuelle vocation amoureuse –, puisqu’il était à la fois l’homme de la guerre et l’homme de l’Église ou l’homme du Christ. Tension qui se déploie exemplairement dans les Croisades qui furent à la fois une manifestation de l’énergie européenne et une expression de la confusion européenne. Il est clair que le mouvement pour aller délivrer le tombeau du Christ, comme Hegel l’a fameusement remarqué, comportait une confusion entre le médiat et l’immédiat ; les Croisés n’avaient pas encore compris que le Christ se donnait dans l’intériorité et que la conquête matérielle du tombeau vide ne donnait pas accès à la grâce ou au salut. Les massacres de Juifs que les Croisades occasionnèrent furent une autre expression de cette même confusion : par la destruction physique du « vieil Israël », on croyait pouvoir assurer « immédiatement » la légitimité exclusive de l’Église, « nouvel Israël ».
« Le Moyen Âge est donc une période de très profond désordre dont les Européens vont mettre beaucoup de temps à se dégager. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de choses admirables dans le Moyen Âge – après tout, je suis encore à moitié thomiste –, je ne fais pas le procès du Moyen Âge, mais politique, ce qui est déterminant, c’est que ce fut un désordre. De sorte que la représentation traditionnelle, très chère à une certaine tradition catholique, et qui consiste à dire : « Il y avait un bel ordre du Moyen Âge et puis il y a eu l’irruption du désordre moderne », est politique fausse, car c’est exactement le contraire ! Il y avait un désordre médiéval que les Modernes ont progressivement surmonté pour instaurer un certain ordre. On peut préférer le désordre médiéval à l’ordre moderne (…), mais il est certain que les Modernes ont cherché l’ordre et l’ont trouvé. Nos sociétés sont incomparablement plus cohérentes et ordonnées que la société médiévale. On peut dire, si l’on y tient, qu’elles sont pires à cause de cela, mais en tout cas, si on parle d’ordre, c’est nous qui sommes les hommes d’ordre. C’est le Moyen Âge qui est désordre, et c’est la modernité qui ordonne, et qui ordonne très systématiquement avec la construction de l’État moderne, puis avec la construction de la nation homogène moderne. La ligne de force du développement moderne, comme Guizot l’a très bien vu, c’est la fabrication d’une généralité toujours plus grande à partir de cette particularisation presque illimitée de la société médiévale. »
Pierre Manent, Le regard politique, Paris, Flammarion, 2010, p. 160-163.
5 mars 2012 at 13:58
j’ai lu à peu près tout Manent.
Un auteur qui toujours m’apprend quelque chose.
5 mars 2012 at 15:03
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5 mars 2012 at 21:53
Si j’en crois ce que tu dis, le paradoxe de Manent n’est peut-être qu’apparent: il raisonne en penseur du politique tandis que ses adversaires raisonnaient en sociologues.
Du point de vue politique, le Moyen-Âge c’est le désordre. La féodalité fut inventé par Charles le Chauve parce que l’Empereur n’était plus en mesure de garantir la sécurité de ses sujets, incapable d’assurer les missions premières de l’Empire à partir d’institutions centralisées : les comtes ont cessé d’être des fonctionnaires d’Empire et sont devenus des princes autonomes fondateurs de dynasties. Le Moyen-Âge fut une expérience inédite d’anarchie politique consécutive à l’effondrement des Empires romain, puis mérovingien et carolingien.
Mais les penseurs qui ont vu dans le Moyen-Age une période d’ordre, tel Auguste Comte, raisonnaient en sociologues : c’est la société, dans sa dimension non politique, qui était ordonnée. Un tissu social a résisté à l’épreuve des invasions autour des institutions ecclésiales. Bref, la civilisation gréco-latine était un cuirassé en train de sombrer que l’Église a transformé en sous-marin, comme disait Chesterton.
L’idée d’un Moyen-Âge « organique » est donc l’idée d’une société qui se reforme autour de l’Eglise, institution organique, à l’imitation de laquelle se sont remodelées progressivement des institutions séculières.
Or l’un des aspects de l’émergence de l’Etat, à partir du treizième et du quatorzième siècle, fut l’affaiblissement des communautés intermédiaires, des éléments organiques de la société. Plus tard, au quinzième siècle, l’Etat a fini par prendre son autonomie au point de vouloir à son tour contrôler l’Eglise, se la subordonner, puis s’en détacher. Enfin, l’Etat moderne est devenu la matrice d’institutions reposant sur d’autres modes de fonctionnements que les anciennes communautés organiques.
Bref, les deux perspectives sur le Moyen-Âge me paraissent complémentaires plutôt que contradictoires.
6 mars 2012 at 22:03
Je pense au contraire que la position de Manent a bel et bien pour objectif de battre en brèche cette vision du Moyen Âge. Il est vrai que – en bon disciple de Leo Strauss – il refuse toute pertinence à l’analyse sociologique (c’est un des points sur lequel j’espère revenir). Mais plus précisément il ne croit pas, me semble-t-il, à cette idée d’une société «organique». Son point sur le chevalier est caractéristique: l’Église, en réalité, ne donne pas vraiment forme à la société médiévale. Elle est sur ce point en compétition avec d’autres «institutions» (dont justement la féodalité, mais aussi les monarchies qui s’affirment). Diverses éthiques sont en concurrence. Les clercs, qui ont pratiquement le monopole de l’écrit, ont beau jeu de faire comme si leurs idéaux étaient les seuls disponibles. Mais on connaît mieux aujourd’hui la complexité de la société médiévale (et les grandes variations qu’elle a connu au fil des siècles disparates qui font le «Moyen Âge» des manuels). La vision des clercs est loin d’être universellement partagée par toute la société (voir par exemple Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre; l’Église elle-même balance entre son enracinement local (les évêchés), l’univers monastique, la papauté, les ordres mendiants qui apparaissent…
Je crois que Manent est très conscient de s’opposer frontalement à l’idée d’un Moyen Âge «organique». Il faut, je crois, lui en faire crédit et accepter le défi qu’il pose.
6 mars 2012 at 22:58
Alors là, permettez à un médiéviste d’abonder avec force et enthousiasme. Le passage que vous citez est l’un de ceux qui m’avaient le plus marqué à la lecture de ces entretiens, parce qu’il répondait, comme chez vous, à un sentiment profond et qui n’est pas souvent formulé avec autant de provocante clarté. Mais il est évident pour tous ceux qui côtoient le Moyen-Âge d’un peu près, à travers ses documents ou ses restes monumentaux, que c’est essentiellement une période de foisonnant et joyeux désordre, par rapport à notre rigide et systématique modernité. C’est vrai sur le plan architectural, comme en témoigne l’examen attentif de n’importe quel monument aujourd’hui subsistant : la symétrie de la colonnade (sans parler de la pyramide !) du Louvre est sans commune mesure avec celle d’une création apparemment aussi ordonnée, en vérité complètement biscornue, que Notre-Dame (et que dire des merveilles romanes toutes de guingois ?). C’est vrai sur le plan liturgique, comme on s’en rend compte en se plongeant dans les manuscrits de ce domaine : là aussi, la « mise en ordre » est moderne, tridentine, alors que la liturgie médiévale n’est qu’un magnifique carambolage de fêtes concurrentes qui se pressent au calendrier et changent parfois d’un évêché à l’autre, d’un ordre religieux à un autre, au milieu de timides tentatives d’unification romaines ou monastiques toujours à recommencer. C’est vrai sur le plan littéraire : il a fallu plusieurs siècles de nivellement par l’imprimerie pour donner aux œuvres le caractère de production intellectuelle monolithique qui, à nos yeux modernes, semble les définir depuis toujours. Avant, le texte et l’auteur sont des notions mouvantes, facilement altérées et en toute bonne foi d’ailleurs, tant on considère qu’emprunter, c’est rendre hommage… J’ai parfois l’impression que la rédaction sur Internet rend un peu de sa liberté perdue au texte, avec, malheureusement, les effets secondaires de la modernité : le plagiat et la course au copyright éternel. Mais bref, s’il fallait absolument être nostalgique du Moyen Âge (ce serait absurde, mais c’est une autre question), ce pourrait être, bien plus sûrement, pour la liberté d’agir et de penser qui découlait des règles contradictoires édictées de toutes parts et toujours débattues, que pour quelque unanimité de pensée, d’agir ou d’exister sous une commune (et chrétienne, imagine-t-on) férule.
6 mars 2012 at 23:26
Il faudrait aussi savoir ce qu’on entend par « société organique »….
6 mars 2012 at 23:59
En bon disciple de Bergson, je me méfie de l’idée de désordre. A proprement parler, il n’y a jamais désordre mais des ordres dont la logique nous échappe. C’est pourquoi j’aurais plutôt tendance à penser, par principe méthodologique, qu’il vaut mieux penser le passage du Moyen-Âge à la Modernité comme le passage d’un certain type d’ordre à un autre type d’ordre que comme le passage du désordre à l’ordre, ou de l’ordre au désordre.
L’idée d’un Moyen-Âge anarchique ne me choque pas en soi. Je dirais même que je ne la trouve pas nouvelle : c’est déjà la vision que l’âge classique avait de cette période, me semble-t-il, qu’il assimilait à la barbarie. Les classiques ne considéraient-ils pas les cathédrales comme des constructions maladroites sous prétexte qu’elles ne respectaient pas les canons de Vitruve ? Est-ce que Manent ne renoue pas avec la vision que les Lumières avaient de la période médiévale ? Bref, loin de soutenir un paradoxe, Manent ne remet-il pas tout simplement à l’honneur de très vieux clichés ?
Mais je parle un peu dans le vide faute de compétences en la matière…
7 mars 2012 at 00:10
A propos de Leo Strauss, tu dis que Strauss refuse toute pertinence à l’analyse sociologique. Il faudrait préciser que Strauss refuse toute pertinence à la sociologie wébérienne en tant que fondée sur le principe de la neutralité axiologique pour penser le problème du droit naturel.
Mais je ne vois pas où Strauss aurait mis en doute l’aptitude de la sociologie française à mettre en évidence l’existence de solidarités organiques. Je n’ai pas tous les textes de Strauss en texte, mais à vue de nez, c’est plutôt une idée qu’il aurait à mettre à son crédit…. s’il en avait lu les auteurs de référence. Comte, ainsi que Maistre, Bonald, Durkheim et l’école de sociologie française sont les grands absents de L’Histoire de la philosophie politique de Strauss et Cropsey qui les ignore superbement et privilégie systématiquement, parmi les modernes, les Anglais et les Allemands….
7 mars 2012 at 10:16
Une des grâces du Moyen-Âge, c’est d’avoir évité à l’Église catholique de sombrer sans retour dans le constantinisme, dans la confusion des pouvoirs temporel et spirituel.
Il y au au cours de l’histoire bien des arrangements douteux, mais le principe de l’autonomie a toujours été sauvé et l’Église ne s’est jamais identifiée à une collectivité politique.
7 mars 2012 at 14:40
Je découvre votre auteur. Merci de réveiller mon ignorance ! En relisant son contre-pied sur le Moyen-Age, je repense toutefois à un oubli (dans ce ‘post’, en tout cas) qui m’est cher. Cette période correspond en effet au temps des hérésies : c’est aussi pour cela que l’époque contemporaine se reconnaît dans le Moyen-Age, en réaction aux calmes très relatifs des temps modernes ! http://geographie.blog.lemonde.fr/2007/01/16/ci-une-poignee-de-noix-fraiches-chapitre-2-xxi/ Il y a d’ailleurs un fameux exemple de film à succès assez inexplicable pour les catholiques : ‘Le nom de la rose’…
Bon vent à ‘L’esprit d’escalier’ !
8 mars 2012 at 16:31
Votre discussion est très intéressante, mais je suis fort surpris de ne pas y trouver la moindre mention d’un paramètre de taille « non-négligeable » : tel que les bornes chronologiques conventionnelles le définissent, le Moyen Âge est l’équivalent de 1000 ans d’Histoire.
Ordre ou désordre, le débat a-t-il un sens posé de cette façon sur une période aussi démesurément longue ?
Je suis pour ma part (mes sources étant majoritairement les travaux de G. Duby et de D. Barthélémy que j’ai eu comme professeur) plutôt d’accord avec Physdémon, qui parle de transitions entre différents types d’ordres – dont on ne maîtrise pas toujours bien toutes les valeurs et tous les référentiels à cause notamment du manque de sources fiables.
Mais il me semble absurde et incorrect de vouloir résumer le Moyen Âge à une période de désordre. Il s’agit justement à mon sens d’un ensemble de périodes, très différentes les unes des autres, très structurées et ordonnées de façon pyramidale. L’organisation locale (souvent très rigide) y étant majoritairement la règle, et oscillant selon les lieux entre le pouvoir politique et seigneurial et le pouvoir ecclésiastique, et les pouvoirs des étages supérieurs devenant de plus en plus lointains et théoriques (Saint Empire Romain Germanique pour le temporel malgré sa prétention spirituelle, et le Saint Siège pour le spirituel justement).
A noter d’ailleurs que le pouvoir seigneurial pouvait parfois être confondu avec le pouvoir spirituel, dans le cas d’abbayes seigneuriales par exemple (on citera Cluny comme étant la plus fameuse).
8 mars 2012 at 18:36
@ Leo
Je me suis moi aussi senti obligé, dans mon commentaire de réponse à Physdémon, de mentionner la difficulté de raisonner sur le Moyen Âge sans tenir compte de la dimension chronologique.
Reste que, sur le fond, l’idée d’un ordre médiéval pyramidal me laisse assez sceptique. Bien entendu, on ne nie pas qu’il existe des formes d’organisations locales. Je dirais même – si je peux me permettre de gloser Manent sans lui demander son avis – que c’est précisément parce que l’organisation est strictement locale qu’on peut parler de joyeux désordre. Il y a bien sûr des «foyers» (au sens quasi mathématique) d’ordre, pour la raison avancée par Physdémon: c’est la condition de l’existence humaine. Mais tout ordre n’est pas «politique», et singulièrement l’ordre seigneurial ne l’est pas – on pourrait plutôt l’appeler un ordre patrimonial.
Quant aux «étages supérieurs» (monarchiques, impériaux, pontificaux, que sais-je?), vous dites bien vous-même que le lien avec eux, quant il existe, est essentiellement théorique. On pourrait dire, en parodiant Lichtenberg, que la pyramide médiévale est une pyramide sans sommet, à laquelle il manque la base…
Tout cela change assurément au fil du temps, et l’on ne peut que constater que la théologie du pouvoir pontifical (l’augustinisme politique, comme on l’appelle) prend forme précisément pour faire pièce à l’émergence des prétentions monarchiques, vers la fin du XIIIe siècle (bulle Unam sanctam, 1301 je crois). Je ne suis pas médiéviste comme Irénée, mais je connais un peu saint Thomas, et l’on ne peut qu’être surpris, tout de même, en lisant cet auteur qui peut assez bien passer pour représenter l’esprit médiéval tel qu’on le rêve, de constater à quel point il est étranger à toute idée d’un pouvoir «pyramidal», a fortiori à celle d’un pouvoir politique de la papauté.
9 mars 2012 at 18:13
Merci déjà d’avoir compris mon commentaire (me relisant, je le trouve peu clair :) )
Au fond je pense que nous sommes d’accord, il s’agit simplement de s’entendre sur les conceptions et le sens des mots « ordre » et « désordre ». Je trouvais peu pertinent de parler de désordre médiéval dans la mesure ou, si effectivement certaines périodes ont été dépourvues de pouvoir central puissant équivalent à un état, ce n’est absolument pas le cas de certaines autres comme celle de l’empire carolingien, de l’apogée du Saint Empire, ou de la France de Philippe Auguste ou Philippe IV le Bel.
Pour les périodes que vous évoquez en parlant d’ordre local – et donc de désordre si je comprends bien – je vois ce que vous voulez dire et je crois qu’on peut effectivement prendre le problème comme cela.
Ce serait alors un ordre patrimonial, pour vous reprendre, et donc un désordre au niveau « international » (aussi moderne que soit cette notion et inadaptée à cette époque, je n’en trouve pas d’autre).
Cependant, D. Barthélémy parlait, plutôt que de désordre, d’un ordre souple et mouvant. De ces périodes féodales où les pouvoirs réels étaient locaux (à l’échelle d’un comté ou d’un duché, voire d’une seigneurie), il tirait l’expression de « viscosité du système ».
Pour expliciter cette notion, il faut se représenter des grands seigneurs, ducs et comtes (le duc d’Anjou, le duc de Bourgogne, le comte de Toulouse, le duc de Normandie, etc…) qui s’alliaient tous contre le premier faisant mine de devenir trop puissant et donc d’émerger pour instaurer un pouvoir central. Le seigneur le plus fort était donc systématiquement affaibli par une coalition politique et/ou militaire, jusqu’à ce que les alliances se retournent à nouveau. Ce qui immobilisait toute la dynamique politique, et figeait les pouvoirs régionaux.
D’où finalement l’arrivée sur le trône de France (et la renaissance dudit trône qui ne portait d’ailleurs pas tout à fait ce nom et ne représentait qu’un titre vide et honorifique pour les contemporains) du duc d’île-de-France Hugues Capet, « acclamé » par les ducs et pairs – non pas parce qu’il était le plus fort, mais au contraire parce qu’il était le plus faible, et que les Grands l’ont toléré et mis en avant en jugeant qu’il serait le pantin le moins dangereux.
Si les Capétiens ont su ensuite imposer et sublimer la royauté, ce n’était ni prévu au programme, ni gagné d’avance.
Pour revenir au sujet, ceci me semble ressembler à un ordre très stable et finalement très rigide, même s’il n’est pas formel.
Cela dit, on pinaille… :)
9 mars 2012 at 20:22
Un pays soumis à la vendetta de clans organisés, de seigneurs de la guerre, serait ainsi pourvu d’un ordre stable pourvu que les clans perdurent…
Cela me semble tordre un peu le sens des mots…
11 mars 2012 at 11:54
C’est une discussion intéressante, mais qui me laisse un peu perplexe, pour être franche.
Ça me fait penser à Claude Roy qui avait répondu à quelqu’un faisant la remarque que nous vivions une « période de transition »: « mais en est-il d’autres? »
Du coup, j’ai un peu envie de vous demander ce à quoi pourrait bien ressembler une « période d’ordre ».
Je soupçonne cette qualification – ce concept « d’ordre » tel qu’employé ici – d’être rudement culturelle.
Je me prends régulièrement la tête (à deux mains) pour lire François Jullien (que j’aime lire sans pourtant le comprendre), et je me dis que cette discussion illustre peut-être cette difficulté que nous avons à penser les évolutions, les processus, ce que Jullien appelle joliment « les transformations silencieuses », obsédés que nous sommes par l’évènement, les dates et les périodes qu’elles scandent.
Et pourtant, comment comprendre un processus en l’interrompant?
11 mars 2012 at 22:07
C’est vrai que, comme je le disais en concluant, on pinaille.
La discussion vient sans doute du fait qu’il faudrait effectivement commencer par se mettre d’accord sur ce qu’on entend par une « période d’ordre » ou de désordre. Présence d’une organisation logique ? Construction étatique stable ? Autre chose ? C’est loin d’être évident.
Pour répondre à Aristote ; non, ce que vous décrivez ne serait probablement pas un ordre stable. Cependant, ce n’est pas le monde que j’ai décrit moi (ou voulu décrire, je m’y suis peut être mal pris). Votre évocation des clans m’évoque la situation actuelle dans certains pays d’Afrique ravagés par la guerre et le banditisme – où l’appellation de désordre se justifie déjà beaucoup plus.
Mais dans le Moyen Âge féodal, on s’intimide plus qu’on ne se bat. On a quelques batailles à 100 ou 200 soldats pour les plus grandes, on assaille extrêmement rarement un château (imprenable quand bien défendu), mais on les prend par trahison.
On s’assiège, mais le combat est interdit par l’Eglise parfois jusqu’au 2/3 des jours de la semaine par respect des saints et fêtes chrétiennes.
On se fait prisonnier mais on se libère contre rançon ; et quand la rançon n’est pas versée, on finit par libérer l’otage – pour pouvoir bénéficier de la même clémence si l’on se retrouve dans le même cas, et parce qu’on ne sait pas forcément quoi en faire lorsqu’il est important et qu’on ne peut décemment pas l’exécuter.
Bref, une période cruelle parfois, mais certainement pas l’anarchie qu’on pourrait imaginer.
12 mars 2012 at 18:28
@ Fantômette :
Je suppose que ce qui est sous-entendu par les terme ordre/désordre est plutôt politique.
Et en effet, dans ce sens, nous avons bien une très vaste période de désordre entre le chute de l’Empire Romain et les Nations qu’on voit émerger dès le XVIème siècle. Durant ces deux périodes, les blocs politiques sont relativement bien définis, les frontières bougent, mais relativement peu.
Entre les deux, un millénaire se passe durant lequel la situation à un moment T se trouve n’avoir rien à voir avec celle rencontrée deux siècles plus tard. Les royaumes d’Austrasie et de Neustrie n’ont pas grand chose à voir avec l’Empire Carolingien, qui ne ressemble pas au Saint Empire, sans parler de la France coupée en deux à plusieurs reprises par l’Angleterre, etc…
Si j’ai bien compris, ce désordre « apparent » trouve son origine dans un autre désordre, moins bien appréhendé par les médiévistes, qui serai plus « social » (mes excuses à Philarête pour l’emploi de ce mot qui ne correspond apparemment pas exactement à la pensée de Manent). La fragmentation du pouvoir entre petites seigneuries, les luttes entre les différentes légitimités ont été des acteurs de ce désordre, et de l’impossibilité de faire émerger un ordre politique durable (au sens où l’Empire Romains et les Nations ont été durables).
Et en allant plus loin, on peut observer que ce désordre politique s’accompagne d’un rejet de l’idée d’ordre monolithique abstrait, sans que je puisse bien voir si c’est là une cause où une conséquence de la situation politique médiévale. Cela s’observait dans l’art, qui s’est affranchit durant cette période des règles énoncées par Aristote, dans la médecine, plus expérimentale, et aussi, naturellement, dans la politique, en montrant sa préférence pour une gestion proche, décentralisée, et donc plus désordonnée qu’avant (et qu’après).
Ou peut-être est-ce que je me contente de placer artificiellement les pensées de Maistre et de Bonald sur la période médiévale en réalisant un anachronisme flagrant.
12 mars 2012 at 20:37
Je crois que c’est très bien dit, Ferrante, et en tous cas c’est bien ainsi que je vois les choses. On ne parle d’un désordre en général, mais bien de l’absence, durant cette période, d’une forme politique stable qui s’impose à peu près universellement. Moment d’incertitude, moment «cicéronien», dit Manent, parce que, comme au moment de la transition entre la République romaine et l’Empire, on ne sait plus très bien où l’on va ni comment s’orienter — politiquement. Pour le salut éternel, c’est autre chose, éventuellement, mais politiquement, c’est le grand flou.
13 mars 2012 at 10:53
Dans ce sens-là, je vous suis et ça me semble se tenir. Je m’incline donc :)
En revanche (je pose simplement la question), je me demande s’il n’est pas anachronique de dire qu’on ne sait pas très bien comment s’orienter ou que c’est le grand flou politiquement – en tout cas de le présenter comme ça.
Les contemporains se contentaient probablement de l’ordre théorique et de l’ordre pratique local (relations au Saint Siège, féodalité et soumission au suzerain direct, ou influence encore relativement réelle du Saint Empire) et n’avaient sans doute pas conscience d’un manque à ce niveau.
C’est surtout en cela, en fait, que l’appellation de « désordre » me gênait – même si encore une fois, je comprends la théorie et après explications je trouve qu’elle se tient.
Disons que je suis convaincu, mais qu’il me semble absolument essentiel dans ce cas de mentionner très précisément la définition de désordre pour l’utiliser dans ce cas précis, justement afin de ne pas contribuer aux erreurs historiographiques qui ont propagé l’idée que le Moyen Âge aurait été une vaste période d’anarchie et d’obscurantisme – ce qui n’est pas vrai en soi.
13 mars 2012 at 11:13
Y aurait-il un sens à dire que le Moyen-Âge était un ordre « libéral », une décentralisation extrême encadrée par une vision commune du monde fournie par le christianisme ?
13 mars 2012 at 15:08
A Leo,
Ne vous inclinez pas si vite Leo !
Appeler « désordre », une forme d’organisation sociale à l’échelle d’un continent où les hommes se battent selon les règles aussi strictes et subtiles que celles que vous avez mentionnées, c’est pour le moins sommaire…
On commet là la même erreur anthropologique que de se borner à qualifier de « sauvages » les cultures primitives sous prétextes qu’elles ont d’autres formes d’organisation sociale que la nôtre.
Mieux vaut postuler qu’il y a de l’ordre, au Moyen-Age, reste à savoir quel type d’ordre: toute la difficulté est de le penser.
Car comment un continent livré à l’anarchie aurait-il pu connaître l’expansion démographique qu’il a connu à partir de l’an mille, accompagnée d’une occupation et une exploitation de plus en plus rationnelle des territoires livrés à l’agriculture, accroître sa production industrielle au point de déboucher sur une maîtrise de la navigation inégalée jusqu’alors etc ?
D’autre part si, comme le soutiennent certains, c’est dès le XIV°siècle que l’Europe égale économiquement le Moyen-Orient, cela signifie que les siècles centraux du Moyen-Age (XI°-XIII°) ont bien été l’époque de l’édification d’un système favorisanrt la prospérité…
Les Etat-Nations sont nés (XIII°-XV°siècle) après une période d’édification progressive de liens sociaux (XI°-XII°). Quels étaient ces liens sociaux préexistant aux Etats, sans lesquels ceux-ci ne seraient pas nés : voilà ce que vous autres historiens avez pour tâche de penser.
Au boulot, les gars !
Peut-être les conservateurs du XIX°siècle ont-ils surestimé ou mal caractérisé cet ordre médiéval en projetant sur lui une centralisation qui n’y était pas. Mais ce serait intéressant, justement, de voir ce que peut être un ordre social complètement décentralisé : il faudrait, pour parodier le titre d’un livre que je n’ai pas lu, faire une theorie médiévale du bordel ambiant !!!
13 mars 2012 at 16:42
Oui, je crois qu’il y a matière à revenir sur cette question… On voit qu’il faut bien distinguer ordre social et ordre politique, et bien entendu ne pas retomber – mais personne, ici, ne me semble tenté de le faire – dans la vision d’un âge barbare et anarchique. Ensuite, on a noté la difficulté de faire des généralités sur le «Moyen Âge», méconnaissant à la fois les évolutions dans la durée millénaire de la période, et sans doute aussi la différence des contextes locaux – français, italiens, germaniques, anglais, etc.
Je crois qu’il y a quelque chose dans la proposition un peu provocatrice d’Aristote sur un «ordre libéral», au moins au sens du prix attaché aux «libertés locales», et aux limites que celles-ci opposent sans cesse aux prétentions des pouvoirs plus ou moins centraux – un héritage médiéval qui a été recueilli, je crois, sous l’Ancien Régime, et qui faisait parler Louis XIV de son «heureuse impuissance» (à modifier les lois fondamentales du royaume). En même temps, je serais enclin à minorer la portée de la «vision commune» censément procurée par le christianisme, du moins dans son rapport à l’idée d’un ordre sous-jacent, d’une «idéologie» partagée. Aux historiens de se prononcer…
Tout cela étant dit, reste le fait majeur que met en lumière Manent: personne, dans cette discussion, n’a pu même nommer la forme politique qui fournirait la référence pour la période, comme la nation le fera par la suite, ou comme la Cité ou l’empire le faisaient pour l’antiquité. Va donc pour le «bordel ambiant», qui fait sûrement l’un des puissants charmes du Moyen Âge, mais ne poussons pas le paradoxe jusqu’à prétendre que le bordel était justement la forme d’ordre propre à l’époque!
16 mars 2012 at 12:41
@Physdémon : pour une fois que je tombe sur un blog intelligent et pour une première participation au commentaire, je ne voudrais pas avoir l’air de m’imposer brutalement :)
@Philarête : je vais peut être me montrer naïf, mais c’est pourtant souvent un moyen fort simple de conserver du bon sens ; la forme politique de référence pour la période, elle existe et elle est nommée, c’est la féodalité. Non ?
Je viens de vérifier, et on définit bien le mot comme un système politique – mot dont l’étymologie vient du latin et d’une combinaison de mots signifiant « possession » et « fief ».
19 mars 2012 at 15:14
La féodalité définie en effet la plus grande partie de la période, et répond en effet à la notion de système politique. Comme vous l’avez soulevé plus haut, les contemporains devaient considérer que la hiérarchie féodale et l’influence ecclésiastique constituaient une forme d’ordre tout à fait suffisant.
C’est en effet à partir de la Renaissance, période à laquelle la centralisation romaine faisait figure de modèle indépassable, et de l’époque moderne avec ses propres états-nations figés et centralisé qu’on a finit par trouver anarchique le modèle médiéval, avant qu’une école récente n’insiste sur l’aspect ordonné, voir rigide, des relations sociales durant cette période. C’est cette dernière thèse qui est apparemment discutée.
La féodalité, selon les chronologies que je connais, commence à la fin du IXème siècle (Charles le Chauve) et perdure sous des formes de plus en plus abâtardie jusqu’à la fin du Moyen-Âge. Le régime politique entre le VIème et le IXème siècle peut difficilement être qualifié de féodal.
Cela me donne un peu le sentiment de jouer sur les mots, car, dans les fait, il y avait déjà à l’époque les germes de la féodalité, très visibles, notamment, dans les nominations d’évêques et dans la gestion des monastères.
Quoiqu’il en soit, les thèses de désordre politique dû à l’absence d’un pouvoir central et d’ordre social complexe autour du lien féodal ne s’excluent pas nécessairement, mais, au contraire, se complètent et se renforcent mutuellement. Le lien et les codes de comportement féodaux jouaient le rôle de liant social que les états-nations ont pris par la suite.