Certains observateurs sagaces auront peut-être remarqué que ce blog est en panne. Le dernier billet date d’avant le deuxième tour de la présidentielle, et ça m’ennuierait qu’on puisse penser que l’élection de François Hollande m’a rendu coi. C’est simplement la fin de l’année : il y a les examens, les copies, les réunions, et surtout l’empilement des engagements qu’on a cru malin, une fois de plus, de repousser aux mois de mai et juin, en croyant qu’on serait plus tranquille au printemps suivant. Quelques billets sont dans les tuyaux, dont la suite de l’histoire des idées sur le « genre », mais rien n’est à ce jour présentable. Histoire de garder le contact, je couche donc quelques notes qui permettront peut-être de remettre un peu d’animation sur le blog. On va causer radio, mormonisme et anthropologie, dans l’ordre inverse.
Un bonheur de lecture, d’abord : le livre posthume de l’anthropologue Jean Bazin, publié en 2008 sous ce titre intriguant : Des clous dans la Joconde. Bazin était un anthropologue, africaniste, philosophe de formation, directeur d’études à l’EHESS, mort prématurément en 2001. Je n’ai pas encore tout lu – c’est un gros livre, une collection d’essais, qui atteint les 600 pages – mais suffisamment pour être émerveillé par cette œuvre extraordinairement suggestive. Une idée qui m’a frappé : l’opposition que fait Bazin entre un point de vue « ethnologique » et un point de vue « anthropologique ».
Le point de vue ethnologique suppose qu’on se pose en observateur d’un ethnos (d’un peuple, d’une « culture »), qu’on va chercher à interpréter pour la rendre intelligible à nous autres, qui sommes d’un autre ethnos. L’ethnologue, à l’école de Lévi-Strauss par exemple, va tenter d’appréhender un système – évidemment déroutant pour l’observateur – en fonction duquel les indigènes sont censés agir. Le postulat est celui d’une altérité radicale, et la culture des indigènes finit par être conçue comme la cause des manières de penser et d’agir des dits indigènes – tout comme, évidemment, notre propre culture est ce qui explique nos propres attitudes et nos conduites. Cette idée, il vaut la peine de le noter, est à la base aussi bien du discours « multiculturaliste » que du discours « identitaire », et Bazin relève avec perspicacité qu’elle n’est que l’application aux entités collectives nommées « peuples » de l’idée romantique de l’individu absolument singulier, porteur d’une identité qu’il est seul à vraiment comprendre (« de l’intérieur », parce que c’est la sienne et qu’il en vit), et qu’il échoue nécessairement à communiquer à d’autres.
À ce point de vue ethnologique, Bazin oppose le point de vue « anthropologique » (qui est notamment le sien). Le mot lui-même, une fois réentendu dans son sens premier, parle tout seul : l’anthropologue est un homme qui a affaire à d’autres hommes. Et qui, par conséquent, dans la diversité infinie des manières de penser, de sentir, d’agir, sait découvrir autant de manières humaines d’agir. L’anthropologue ne cherche pas à interpréter, comme un herméneute face à un texte sacré, et donc toujours excédé par sa propre signification ; l’anthropologue cherche à décrire. Et il peut décrire parce qu’il peut arriver à comprendre. Il peut arriver à comprendre, finalement, comme n’importe lequel d’entre nous lorsqu’il est confronté à une situation inconnue ou à une pratique dont les ressorts lui échappe : tout simplement, en apprenant. Bazin, qui connaît son Wittgenstein et le cite toujours avec à-propos, recourt volontiers à l’analogie du jeu. Des gens jouent devant moi à un jeu dont j’ignore les règles. Le sens de leurs gestes, de leurs « coups », m’échappe par conséquent. Je reconnais simplement qu’ils sont en train de jouer (parce que les hommes jouent, que je suis un homme, et que si je ne connais pas ce jeu-là, je sais du moins ce que c’est qu’un jeu). Comment vais-je m’y prendre ? Vais-je devoir interpréter ce que je vois – c’est-à-dire formuler une hypothèse, toujours risquée bien sûr, sur le « sens » que présente l’activité aux yeux de ses protagonistes, en fonction de leur propre « vision du monde » ou de leur culture native ?– Non, dit Bazin : je vais simplement apprendre à jouer à ce jeu. Je vais m’y faire introduire, jusqu’à pouvoir tenir intelligemment ma place dans le jeu. Maladroitement au début, puis avec plus d’aisance, jusqu’à ce que les subtilités apparemment les plus impénétrables de la partie en cours finissent par m’être familières. Le travail est fini lorsque, face à une partie d’échecs, je peux dire : « B déplace son cavalier en F3. » Description exacte, qui n’est aucunement une « interprétation ». L’altérité s’est résorbée, et avec elle s’est dissipée l’illusion que je devais expliquer les gestes des joueurs en invoquant la singularité de leur manière de voir le monde, de leur « mentalité ». Puisque j’ai fini par comprendre, puisque j’ai pu apprendre, c’est que leur jeu était simplement une manière de jouer différente de celles dont j’étais déjà familier. Comprendre en anthropologue une culture différente, c’est pouvoir dire : « là où nous, nous faisons ceci, eux font plutôt cela », cela étant une autre manière, également sensée, de se comporter dans le même type de situation.
Au fond, suggère Bazin, l’ethnologue est celui qui croit qu’un comportement déroutant, exotique, a été compris lorsqu’on a pu montrer que ce comportement s’expliquait par la particularité de la culture des agents considérés. Non sans humour perfide, Bazin remarque que ce point de vue n’est qu’une forme plus élaborée, plus savante, d’un relativisme au-delà de tout soupçon, de la réaction qui fait dire au bon « souchien », face à la plus innocente singularité de ses voisins : « ça, c’est bien les bougnoules ! ». On s’amusera aussi beaucoup en lisant les pages consacrées par Bazin à la quête du Bambara (l’ethnologue qui traque la culture bambara se voit renvoyé de groupe en groupe, sans comprendre que ses interlocuteurs, qui ont appris des ethnologues l’existence d’une culture bambara, tendent à appeler « Bambara » tout congénère un peu différent d’eux), ou encore son tableau de ces indigènes qui consacrent désormais une partie de leur journée à « être des Dogons » pour satisfaire le regard occidental.
L’anthropologie est un humanisme, un vrai : c’est presque une tautologie. On pourrait dire, pour faire justice au suffixe en –logie, que c’est la science de l’humanité commune, ou pour parler comme Montaigne, de « l’humaine condition ». Et non la démonstration de l’insurmontable diversité des cultures, et donc de l’incommunicabilité entre les hommes.
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Maintenant qu’il ne fait plus aucun doute que Mitt Romney sera investi comme candidat républicain aux prochaines élections américaines, il est grand temps de se pencher sur le « moment mormon » (comme il y eut naguère, a-t-on dit, un « catholic moment » aux États-Unis. L’Église de Jésus-Christ des saints du dernier jour (Latter day saints, LDS, comme les Mormons préfèrent s’appeler), à laquelle appartient Romney, est mal connue – y compris des autres Américains. Elle suscite une certaine méfiance, sans commune mesure avec celle d’autres groupes religieux minoritaires comme les Juifs – dont l’importance numérique est comparable, autour de 2%. On peut lire aujourd’hui quelques bons essais plus ou moins sociologiques sur ce que les Mormons représentent dans le riche paysage religieux américains. Mais je n’ai rien lu d’aussi instructif, à ce jour, que la biographie du fondateur, Joseph Smith, parue en 1945 (édition révisée en 1970) sous la plume de Fawn M. Brodie [merci à mon ami E. R. qui me le fit découvrir, et qui m’a fait profiter de ses expériences en terres mormones].
Il y a un paradoxe mormon : malgré ses millions de fidèles, l’Église LDS est assez unanimement méprisée ou moquée ; or on peut soutenir qu’elle offre en même temps une quintessence de la religion américaine, un précipité de ce qui fait la particularité américaine en matière de foi. Elle l’est déjà en ce qu’elle est organisée et fonctionne comme une véritable « corporation », un business extrêmement structuré et souple à la fois, qui a su adopter une stratégie d’expansion très efficace sans jamais perdre son identité première. Elle l’est par son côté éminemment « démocratique » (pas de clergé ou, plutôt, tous les fidèles hommes sont prêtres – avec les fameuses deux années de « mission » obligatoire au moment de leur majorité). Elle l’est aussi par les valeurs conservatrices qu’elle défend – avec l’adhésion enthousiaste et unanime de ses fidèles, ce qui devrait faire pâlir de jalousie les autres « dénominations » plus mainstream. Les mormons sont également les plus pratiquants et les plus généreux avec leur Église parmi les croyants américains.
Mais l’Église mormone est surtout une réalité américaine par son origine et les circonstances de la « vocation » du prophète Joseph Smith. C’est là que le livre de F. Brodie est captivant. Au début de XIXe siècle, l’Ouest américain est le théâtre d’une extraordinaire effervescence religieuse. L’Amérique, terre de liberté religieuse, accueille toutes les sectes chrétiennes, qui ne tardent guère à éclater au rythme des schismes internes. Dans le sillage des périodiques « revivals » évangéliques, « prophètes » et « voyants » des deux sexes prolifèrent, avec un succès généralement éphémère et souvent des fins peu glorieuses. Telle femme qui se proclame la réincarnation du Christ fonde l’Église des Shakers, telle autre, « l’Amie universelle », en vient à gouverner une petite colonie par ses multiples « révélations ». Les idéaux proposés vont du rigorisme le plus strict à l’amour libre, en passant par le communisme intégral, toutes les variantes du millénarisme et tous les mélanges imaginables de patriotisme américain, de science-fiction et d’enthousiasme débridé.
Or la plupart de ces expériences, qui forment l’arrière-plan de la jeunesse de Joseph Smith, furent de courte durée. Peu survécurent à la mort – ou à l’arrestation pour escroquerie ou indécence… – du fondateur ou de la fondatrice. L’Église fondée par Smith a non seulement survécu aux multiples adversités que le « prophète » connut de son vivant, et à sa mort, mais elle a prospéré jusqu’à compter aujourd’hui plus de 14 millions de fidèles.
On peut expliquer ce succès par les talents d’organisateurs de Joseph Smith et de ses immédiats successeurs. Mais à la racine du phénomène, il y a sans doute l’extraordinaire adéquation entre la « révélation » proposée et ce qu’on pourrait appeler l’espérance américaine, celle qui trouve son expression dans le « mythe de la Frontière ». Le livre saint que Joseph Smith disait avoir découvert, enfoui dans le sol, sur les indications d’un ange qui lui était apparu, raconte – dans un style qui rappelle fortement la King James Bible – l’arrivée en Amérique d’enfants d’Israël fuyant la destruction de Jérusalem vers 600 av. J.-C. L’Amérique voit ainsi confirmé son statut de nouvelle Terre promise. Parmi ces Hébreux se trouvait un jeune prophète, Nephi. Il avait deux frères aînés, Laman et Lemuel, et trois plus jeunes. Laman et Lemuel avaient le cœur mauvais, et Dieu les punit dans sa colère : eux-mêmes et leurs descendants se virent affligés d’une peau rouge. Et voilà bien sûr l’origine des Indiens, dont l’apparente autochtonie américaine ne pouvait que poser un défi à la légitimité des Blancs. Les fils de Laman, les Lamanites, barbares et idolâtres, furent longtemps en guerre avec l’autre germe, celui des Nephites. Puis il y eut une grande bataille finale, et les Nephites furent exterminés. Leurs ossements, entassés sur place dans un vaste tumulus, avaient été découverts par des colons américains (il s’agissait en réalité d’une nécropole indienne). Les Indiens contemporains étaient donc des descendants des Hébreux. On en trouvait maintes confirmations dans leur coutumes, et même leur langage, qu’une opinion assez répandue alors faisait dériver de l’hébreu. Leur ancien monothéisme était même attesté par leur croyance au « Grand Esprit » (en fait implanté chez eux par les missionnaires français et espagnols).
En suscitant le prophète Joseph Smith, en lui révélant l’emplacement du Livre de Mormon et en lui donnant le don de déchiffrer son écriture inconnue, Dieu voulait se servir de la jeune nation américaine pour rassembler les restes de la maison d’Israël, et les amener à la foi chrétienne. Avec cette réconciliation finale, annoncée dans le Nouveau Testament, le Christ pourrait revenir pour régner mille ans, avant le Jugement Dernier (cf. Apocalypse 20,1-15). L’aventure de l’Église de Jésus-Christ des Saints du Dernier Jour commençait. Et, avec elle, l’histoire de la plus authentique, de la plus « autochtone » religion américaine : tout un peuple appelé par Dieu à préparer le glorieux « Millénaire » sur la face de la terre.
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Un récent long trajet en voiture m’a permis de faire de nouveau l’expérience d’un bonheur de radio : une émission en forme de conversation, alerte et généreuse, entre d’éminents géographes et cartographes réunis à l’occasion d’une exposition sur les fameux « plans-reliefs » (on a fait remarquer au cours de l’émission à quel point cette désignation était paradoxale : soit on est plan, soit on est en relief). Il était fort passionnant de comprendre à quel point la possibilité de représenter l’espace avec précision était capital du point de vue politique. Une remarque frappante disait que les plans des villes et places étaient jalousement gardés par les gouvernements, pour ne pas risquer d’aider un ennemi potentiel à mener des attaques ; et que l’usage abondant des cartes, et plus généralement l’enseignement de la géographie, dans l’enseignement primaire, avait été un moment décisif de la formation du sentiment national : la carte donne pour la première fois à l’enfant la vision d’ensemble de son pays – et que cette vision soit offerte à tous, et non réservée à quelques uns, représente un élément capital de l’éducation démocratique.
C’est en pensant à cette bonne émission, et à quelques autres qu’il m’a été donné d’entendre à la radio, que je me suis demandé si des philosophes avaient jamais écrit sur la radio. Après tout, il y a des kilos de livres sur les autres médias, sur la télévision, sur le cinéma, sur l’Internet bien sûr. Il y a de la philosophie en abondance pour tout ça. Or, pour la radio, je ne connais rien. Ou plutôt, le peu que je connais est terriblement décevant. Ce sont en général des textes des années 1950, au moment où la radio s’impose comme le premier « média de masse ». Il y a un texte de Bachelard, notamment, intitulé « Radio et rêverie » ; et puis aussi des développements de Günther Anders, dans L’obsolescence de l’homme, où il parle à la fois de la radio et de la télévision. Ce ne sont pas les seuls textes, sans doute, mais ce sont les seuls que j’aie lus, et je me permets d’en extraire une généralité.
Cette généralité pourrait se résumer ainsi : face à une innovation technologique, et notamment l’apparition d’un nouveau média, les philosophes sont manifestement tentés par deux options. La première est celle de l’enchantement utopiste ; la seconde celle du dénigrement apocalyptique.
Bachelard est typique de la première. On a l’impression qu’il est en train de parler de l’Internet : la radio, c’est le monde devenu global, le monde qui entre dans la maison de tous les quidam, la conservation universelle qui se diffuse en ondes bienfaisantes au dessus de l’humanité. Bachelard invente même un mot pour ça : la radio créé la « logosphère »… Ça ne vous rappelle rien ? L’enchantement utopiste, c’est l’idée qu’une technologie nouvelle est en train de modifier de fond en comble la condition humaine, qu’elle va permettre de surmonter enfin tous les obstacles, toutes les divisions : tout le monde va enfin pouvoir communiquer avec tout le monde (car pour Bachelard, aucun doute, chacun disposera bientôt non seulement d’un récepteur, mais d’un émetteur radio). Bref, la radio va nous débarrasser une fois pour toutes du péché originel et de la Tour de Babel, et demain l’internationale sera le genre humain, en modulation de fréquence.
Ou bien alors, on a l’option du dénigrement apocalyptique. Généralement plus savoureux – les râleurs de talent sont toujours plus drôles que les enthousiastes – le dénigrement consiste à voir dans l’apparition du nouveau média le catalyseur de la catastrophe finale. La radio, dit en substance Anders, c’est chacun replié sur son petit poste portatif, abreuvé en permanence de bruits qui l’isolent des autres, transformé en consommateur passif, abruti par des programmes vulgaires, manipulé dans ses plus bas instincts, en somme le parfait gibier de dictature, d’autant plus consentant qu’il ignore même qu’il y a une dictature, et que celle-ci lui cause dans le poste. L’apocalypse est pour demain, et elle viendra d’autant plus vite et d’autant plus définitivement que les hommes auront été plus vite transformés en veaux radiophonés.
Quand on est confronté à ce genre de propos, on a, au fond, deux solutions. Soit on considère qu’on a affaire à des écrits absolument prophétiques : on concède que ce n’est pas exactement la radio qui nous a apporté l’utopie ou l’apocalypse, mais que ce qu’on a écrit sur elle s’est vérifié avec la télévision ou avec l’Internet, et qu’on ne va pas chipoter sur le type d’appareil ni sur les détails de l’innovation technologique. J’avoue qu’il m’arrive de céder à ces interprétations généreuses et, tel les Témoins de Jéhovah révisant périodiquement leurs prophéties sur la fin du monde, une fois dépassée la date de péremption de la prophétie précédente, de me dire qu’il y a quand même du vrai dans tout ça, et que chaque jour qui passe, le monde est un peu moins comme avant (donc, plutôt moins bien, car dans ces moments-là je suis davantage du côté d’Anders que de celui de Bachelard).
Et puis il y a l’autre solution. Elle consiste à tirer de ces textes terriblement datés la conclusion que les philosophes sont décidément les moins bien équipés du monde pour jouer les prophètes ; qu’ils sont les incorrigibles gogos de toutes les nouveautés un tant soit peu spectaculaires, et surtout qu’ils résistent difficilement à l’envie de fabriquer une nouvelle vision du monde chaque fois qu’un journal raconte une découverte absolument révolutionnaire. C’est la conclusion désabusée, innocemment relativiste, à laquelle je me rallie maintenant, à la fin d’une journée pleine de soleil qui a eu un vrai goût de printemps. Ce ne sont pas des jours où l’on est impatient de voir arriver la fin du monde, ni d’ailleurs la réconciliation de l’humanité avec elle-même. Celle d’aujourd’hui, d’humanité, avec ses peines et ses bonheurs, suffit pour aujourd’hui.
31 Mai 2012 at 13:43
Bonjour Philarête. C’est toujours un plaisir de vous lire.
J’apprécie beaucoup votre conclusion, aussi juste que bellement tournée. Mais je ne comprends pas pourquoi vous la qualifiez de relativiste (ce qui n’est certainement pas un compliment). C’est un constat d’humilité, c’est tout. Rare chez l’intellectuel, chez le philosophe encore plus ? Certes. Votre capacité à le faire est la raison même pour laquelle vous êtes encore parmi nous, et donc encore capable de nous instruire plutôt que de vivre sur un nuage autosatisfait, ébloui de sa propre brillance.
Cela dit, il ne vous aura pas échappé que vous disposez ici même de votre propre radio émettrice, suivant la vision utopique de Bachelard. Évidemment, la tour de Babel n’en a pas pour autant disparu, et l’humanité ne surmonte pas ses incompréhensions par votre seul truchement. Mais votre radio apporte son humble contribution à la réalisation, toujours partielle et imparfaite, de son utopie. At the end of the day, ce n’est déjà pas si mal.
31 Mai 2012 at 16:46
Je vous rejoins sur la distinction entre anthropologiste et ethnologiste, et à mon avis l’une de ces deux conceptions n’est pas chrétienne: l’ethonologie tend à « sortir » les autres cultures de l’humanité, en les regardant comme on regarde une espèce étrangère, et en réduisant de ce fait à néant la notion même d’humanité, qui est l’hypothèsde d’un lien entre l’ensemble des hommes.
Elle me parait aussi destructrice de la notion de liberté de responsabilité: si on est dans une société qui pratique par exemple des actes que la morale commune réprouve (et en prenant pour hypothèse que cette morale commune est une expression plus ou moins juste, voire carrément fausse, d’une Morale Universelle (et un billet de réflexion sur la notion de vérité serait le bienvenu, étant donné le nombre de gens qui estiment que la vérité non seulement ne peut être totalement atteinte, ce qui me semble vrai, mais encore N’EXISTE PAS), alors on se dit que si une société a des règles morales qui nous semblent mauvaises (par exemple les maitres ont le droit de violer leurs domestiques), ceux qui les appliquent ne font en somme qu’exprimer leur culture, et on ne peut donc pas le leur reprocher.
Mais que par contre, ceux qui choisissent de ne pas le faire sont en poussant le raisonnement à l’extrème des inadaptés sociaux, des déviants qui sans être dangereux (mais les souchiens dont vous parlez les considéreraint eux comme dangereux, et eux ne font qu’exprimer leur culture… Et souchiens n’est pas ici un terme français: pour les ivoiriens, les français que nous dirions « de souche » mais qui vivent en cote d’Ivoire sont des étrangers, tandis que les souchiens sont les Ivoiriens…) mais des personnes qui devraient faire des efforts d’intégration… Zut, ça rappelle quelqu’un ça… Un certain parti… Et je vote pour lui, même s’il c’est pour d’autres raisons… Zut, parce que je suis pas d’accord avec son postulat de base… Faudra que je creuse la question!!!
Bon, continuons le raisonnement: mais si les autres cultures sont comme des espèces étrangères qui sont incompréhensibles, à quoi bon les étudier? Qu’est-ce que cette étude peut nous apporter?
Après, je raisonne en me mordant la queue, parce que je juge le point de vue ethnologique en adoptant le point de vue anthropologiste comme référence pour comparer les deux points de vue…
Après, je dois aussi reconnaitre que la notion qu’il existe un facteur sociologique peut, par la connaissance de ce facteur, permettre de comprendre l’homme en face de nous… Même si on peut sans doute aussi arriver à ce type de compréhension par l’anthropologie en observant les règles de jeu de la société… Quoi ça s’appelle l’ethnologie???
Bon, eh bien disons que ces deux sciences sont une chose, la différence de vision de l’homme expliquée par Philarète en est une autre, et cette vision de l’homme que je refuse.
Bon, il est tard, mon raisonnement se mord la queue, et mon commentaire devient long: je m’arrète là.
Et sinon je suis d’accord avec Gwinfrid: Philarète, vous avez réussi à m’intéresser, alors que je me suis dit en voyant le début « oh non, mais qu’est-ce que ça va être que ce billet? Tu as vu les sujets inintéressants qu’il sort » Eh bah c’était intéressant en fait!! Les autres aussi, mais je n’ai pas le temps de les commenter…
Et prochain coup je suis premier!!! J’ai pas eu de pause ce midi moi!! Avantage indu gwynfrid ^^
31 Mai 2012 at 16:47
Et en voyant le titre du billet, je m’étais attendu à un commentaire l’actualité économique européenne… Tu surprend!!
31 Mai 2012 at 17:21
Le même et l’autre,…
31 Mai 2012 at 17:36
Cher Philarête,
C’est toujours un bonheur de te lire.
Peut-être as-tu passé moins de temps à rédiger ce billet que d’autres mais je suis impressionné par sa qualité !
Tout d’abord, je trouve très éclairant le distinguo entre » point de vue ethnologique » et « point de vue anthropologique ». Mais je me demande si la position de Lévi-Strauss n’est pas plus nuancée que celle que lui prête Bazin: en effet, dans les Structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss recherche des invariants, des universaux, de la condition humaine. Il n’a pas abandonné l’idée d’une nature humaine, contrairement à plusieurs de ses contemporains, ce que confirme sa profonde sympathie pour Jean-Jacques Rousseau. Il me semble donc que Lévi-Strauss n’est pas seulement un penseur de l’incommunicabilité entre les cultures. Il est aussi un penseur de la commune nature humaine et il lui est arrivé de se réclamer de l’humanisme de Montaigne.
En même temps, je suis convaincu de la pertinence de cette critique dans sa substance : je croismoi aussi que l’anthropologie structurale contient un vice méthodologique… Je ne saurais en dire plus pour l’instant, mais je te remercie d’ouvrir un champ de réflexion passionnant.
Sur les mormons, dans le registre de la grande fraternisation entre catholiques et mormons, il me semble indispensable d’évoquer ici le Convoi des braves de John Ford (Wagon Master)comme une référence incontournable… Mais là encore, ton résumé donne envie d’approfondir le sujet…
Juste un bémol pour finir, concernant ta critique de Bachelard et Anders. Cela me gêne un peu que tu conclues sur cette note désabusée :
» les philosophes sont décidément les moins bien équipés du monde pour jouer les prophètes ».
Tout d’abord, j’ai envie de te demander : qui donc est mieux équipé que les philosophes pour jouer les prophètes ?
Les sociologues ? Si oui, de quelle obédience ? (D’ailleurs, peut-on être un bon sociologue sans être quelque peu philosophe ?) Ou bien les psychanalystes ? Les historiens ? Les géographes ? Les économistes ? Les astrologues ? Les numérologues ? Les spiritistes ?
Mais ne veux-tu pas plutôt dire que les philosophes ne font pas de la très bonne philosophie quand ils s’aventurent à jouer aux prophètes puisqu’ils n’ont aucune compétence particulière pour réussir mieux que quiconque en ce domaine ? (Il me semble que Descombes a dit quelque chose d’assez proche dans Philosophie par gros temps).
De plus, ne tombes-tu pas dans le travers dénoncé par Socrate dans le Phédon quand il nous met en garde contre la misologie? Le fait d’avoir rencontré de mauvais raisonnements ne doit pas nous dégoûter des raisonnements en général mais seulement de ceux qui sont mauvais. Le fait de voir que des philosophes ont fait des prédictions erronées ne prouve pas qu’il soient forcément dans l’erreur quand ils en font. Tocqueville en a fait d’excellentes.
Enfin, les propos de Bachelard et d’Anders, si on les extrait de la gangue rhétorique , ne contiennent-ils pas une part de vérité digne de considération ? Leur seul tort est d’avoir une vision unilatérale des choses, mais leurs analyses ne sont pas entièrement inexactes.
Ainsi, me semble-t-il, l’invention de la radio et de la télévision a permis de désenclaver bien des zones rurales et bien des secteurs de la société, d’homogénéiser la culture commune : cela se ressent en particulier avec la disparition progressive des accents régionaux et dans, certains pays étrangers où abondent les dialectes régionaux, dans l’homogénéisation progressive des usages lingusitiques et de beaucoup d’autres pratiques culturelles. De même, il est communément admis que les mass médias comme la radio ont joué un rôle non-négligeable dans la diffusion des propagandes totalitaires… N’est-il pas naturel qu’un philosophe autodidacte comme Bachelard ait été sensible à la puissance émancipatrice des médias de masse audiovisuels, lui qui d’expérience savait combien un provincial de milieu modeste pouvait se sentir tenu à l’écart des centres de décision de la vie publique? De même un philosophe allemand d’entre deux-guerre pouvait-il manquer de souligner combien les masses médias pouvaient dangereusement aplanir les voies du totalitarisme en homogénéisant l’opinion publique et en la soumettant à l’autrorité morale d’une minorité de diffuseurs ?
31 Mai 2012 at 18:29
@ Gwnyfrid
Je crois que j’ai parlé d’une conclusion innocemment relativiste parce que c’est une conclusion qui refuse de prendre parti (entre l’utopie et l’apocalypse, par exemple), au nom de l’idée que ça n’a vraiment pas très important.
De toutes façons, je saisis la balle au bond pour déclarer que j’aimerais bien, un jour, essayer de clarifier un peu la nature du «relativisme», et de tout ce qu’on met dedans, à tort ou à raison. C’est énervant, à la fin, personne ne veut être relativiste!
@ Phsydémon
Qui est mieux équipés que les philosophes pour jouer les prophètes? Eh, bien, les prophètes, justement. Et à part eux, personne.
Mais ça n’interdit pas forcément de pouvoir parler raisonnablement de l’avenir. Je pense que la différence à faire, c’est entre un discours sur le futur en tant que développement possible d’une actualité présente (ou peut-être faut-il dire: le futur en tant qu’actualisation possible d’une «puissance» déjà donnée: les futuribilia des Médiévaux), et un discours sur le futur qui repose en fait sur l’annulation de toutes les circonstances et conditions présentes – des purs possibilia, des actualisations de simples idées.
J’ai tendance à penser qu’un discours sur un monde futur qu’aucune «chaîne causale» ne permet de relier au monde présent est un discours qui se soustrait à la discussion rationnelle. «Cieux nouveaux, terre nouvelle»: c’est la foi qui nous permet d’adhérer à cela, pas la perception d’indices probants qui laisseraient penser que ce monde-là est en gestation.
(Une des choses frappantes dans les prévisions de Tocqueville, me semble-t-il, c’est qu’elles sont toujours ambivalentes: il dit «tel avenir est possible, mais aussi tel autre – radicalement différent». Il préserve en quelque sorte le principe des alternatives, inhérent à l’idée même de «puissance». Et il faut ajouter qu’il ne se hasarde guère, me semble-t-il, à des prévisions sur «le monde», tout au plus sur telle société que nous connaissons. En ce sens on peut dire qu’il raisonne encore de façon «aristotélicienne», sur l’état futur possible d’un système clairement délimité).
1 juin 2012 at 14:29
« De toutes façons, je saisis la balle au bond pour déclarer que j’aimerais bien, un jour, essayer de clarifier un peu la nature du «relativisme», et de tout ce qu’on met dedans, à tort ou à raison »
Ca serait passionnant!! Vu le nombre de fois où on utilise cette notion…
Personnellement, je me fendrais bien d’un billet sur la fiabilité des études, mais je n’ai pas le temps…
1 juin 2012 at 19:05
à Physdémon,
Si tu fais un billet sur le relativisme, je te prie de ne pas saborder le cours que je fais en terminale, qui est tout entier fondé sur une critique du relativisme. Cela m’ennuierait de passer mon été à le corriger de fond en comble !!!!
Pour ma part, j’appelle relativisme toute doctrine qui donne raison à la thèse de Protagoras évoqué dans le Théétète de Platon :
« L’homme est mesure de toute chose,
de ce qui est, que cela est,
de ce qui n’est pas, que cela n’est pas »
Sur le plan épistémologique, ces formules énigmatiques reviennent en somme à dire « à chacun sa vérité », formule qui est plus dans l’air du temps que l’apophtegme du sophiste susnommé.
Et je pense que Platon, Aristote et quelques autres en ont produit des critiques définitives. Na !
Néanmoins, (je le précise, pour prévenir des objections sommaires aux critiques du relativisme que je n’ai pas pris soin d’exposer, au demeurant) je n’en infère pas qu’on puisse formuler des thèses pertinentes complètement décontextualisées par rapport à toute culture particulière… Le logos éternel et universel ne peut être énoncé et entendu que dans un contexte incarné, du moins en ce qui nous concerne pauvres animaux raisonnables que nous sommes… L’absolu ne se fait connaître que par la médiation du relatif, l’universel ne se manifeste que par la médiation du particulier.
Bon je m’arrête là, parce que je crains de recommencer une crise d’hégélianite aiguë. C’est comme le paludisme : depuis, l’année de mon agreg, où j’avais au programme Georg-Wilhelm-Friedrich, dit le le Teuton dialectique, j’en fais périodiquement. Heureusement, une bonne nuit de sommeil et quelques cachets de quinine à la Wittgenstein font passer la crise rapidement !
2 juin 2012 at 22:23
Le lapsus qui tue !
V’là que j’memberlificote les pédales avec nos Phichus pseudos !
3 juin 2012 at 10:00
J’avoue, cher Philémon (ou Physdarête, que préfères-tu?) que celui-ci m’a énormément réjoui! C’est pourquoi je me suis abstenu de le corriger directement…
À propos du relativisme, en plus de ce que tu dis, je pense que le moyen de clarifier un peu les problèmes est toujours de se demander à quoi est censé être relatif ce qui est déclaré relatif. Car se contenter de dire que le relativisme pose que la vérité, par exemple, est relative à celui qui l’énonce, c’est peut-être rester beaucoup trop vague pour qu’on puisse savoir exactement ce qui est posé.
Dans le domaine pratique, on devra aussi distinguer entre la relativité d’un jugement aux opinions de l’agent, et la relativité du jugement aux circonstances de l’action, etc.
C’est à cause de toutes ces ambiguïtés que je trouverais utile de tenter une clarification.
3 juin 2012 at 16:07
Et cette clarification est pour le moins souhaitable, cher Phyldarsmête…
(J’ai fait un stage d’élocution chez la Castafiore…)
Travaille bien !
4 juin 2012 at 13:34
Hergé!
5 juin 2012 at 10:43
Cher Philarête,
Je n’ai pas (encore) lu « Des clous sur la joconde ». mais je viens de lire la quatrième de couverture.
Heureusement qu’il ya ta critique élogieuse ainsi que la préface de Descombes pour donner envie de lire cet ouvrage.
Parce que dans le genre langue de bois des « mutins de Panurge », cette quatrième de couverture frappe fort… Pas un poncif ne manque !
8 juin 2012 at 07:16
Le scoop de la semaine :
Certains Indiens du Colorado auraient des ancêtres israélites, comme le prétendait Joseph Smith.
http://www.terrepromise.net/archives/3576
Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
On demande le baptême mormon ?