Certains observateurs sagaces auront peut-être remarqué que ce blog est en panne. Le dernier billet date d’avant le deuxième tour de la présidentielle, et ça m’ennuierait qu’on puisse penser que l’élection de François Hollande m’a rendu coi. C’est simplement la fin de l’année : il y a les examens, les copies, les réunions, et surtout l’empilement des engagements qu’on a cru malin, une fois de plus, de repousser aux mois de mai et juin, en croyant qu’on serait plus tranquille au printemps suivant. Quelques billets sont dans les tuyaux, dont la suite de l’histoire des idées sur le « genre », mais rien n’est à ce jour présentable. Histoire de garder le contact, je couche donc quelques notes qui permettront peut-être de remettre un peu d’animation sur le blog. On va causer radio, mormonisme et anthropologie, dans l’ordre inverse.

Un bonheur de lecture, d’abord : le livre posthume de l’anthropologue Jean Bazin, publié en 2008 sous ce titre intriguant : Des clous dans la Joconde. Bazin était un anthropologue, africaniste, philosophe de formation, directeur d’études à l’EHESS, mort prématurément en 2001. Je n’ai pas encore tout lu – c’est un gros livre, une collection d’essais, qui atteint les 600 pages – mais suffisamment pour être émerveillé par cette œuvre extraordinairement suggestive. Une idée qui m’a frappé : l’opposition que fait Bazin entre un point de vue « ethnologique » et un point de vue « anthropologique ».

Le point de vue ethnologique suppose qu’on se pose en observateur d’un ethnos (d’un peuple, d’une « culture »), qu’on va chercher à interpréter pour la rendre intelligible à nous autres, qui sommes d’un autre ethnos. L’ethnologue, à l’école de Lévi-Strauss par exemple, va tenter d’appréhender un système – évidemment déroutant pour l’observateur – en fonction duquel les indigènes sont censés agir. Le postulat est celui d’une altérité radicale, et la culture des indigènes finit par être conçue comme la cause des manières de penser et d’agir des dits indigènes – tout comme, évidemment, notre propre culture est ce qui explique nos propres attitudes et nos conduites. Cette idée, il vaut la peine de le noter, est à la base aussi bien du discours « multiculturaliste » que du discours « identitaire », et Bazin relève avec perspicacité qu’elle n’est que l’application aux entités collectives nommées « peuples » de l’idée romantique de l’individu absolument singulier, porteur d’une identité qu’il est seul à vraiment comprendre (« de l’intérieur », parce que c’est la sienne et qu’il en vit), et qu’il échoue nécessairement à communiquer à d’autres.

À ce point de vue ethnologique, Bazin oppose le point de vue « anthropologique » (qui est notamment le sien). Le mot lui-même, une fois réentendu dans son sens premier, parle tout seul : l’anthropologue est un homme qui a affaire à d’autres hommes. Et qui, par conséquent, dans la diversité infinie des manières de penser, de sentir, d’agir, sait découvrir autant de manières humaines d’agir. L’anthropologue ne cherche pas à interpréter, comme un herméneute face à un texte sacré, et donc toujours excédé par sa propre signification ; l’anthropologue cherche à décrire. Et il peut décrire parce qu’il peut arriver à comprendre. Il peut arriver à comprendre, finalement, comme n’importe lequel d’entre nous lorsqu’il est confronté à une situation inconnue ou à une pratique dont les ressorts lui échappe : tout simplement, en apprenant. Bazin, qui connaît son Wittgenstein et le cite toujours avec à-propos, recourt volontiers à l’analogie du jeu. Des gens jouent devant moi à un jeu dont j’ignore les règles. Le sens de leurs gestes, de leurs « coups », m’échappe par conséquent. Je reconnais simplement qu’ils sont en train de jouer (parce que les hommes jouent, que je suis un homme, et que si je ne connais pas ce jeu-là, je sais du moins ce que c’est qu’un jeu). Comment vais-je m’y prendre ? Vais-je devoir interpréter ce que je vois – c’est-à-dire formuler une hypothèse, toujours risquée bien sûr, sur le « sens » que présente l’activité aux yeux de ses protagonistes, en fonction de leur propre « vision du monde » ou de leur culture native ?–  Non, dit Bazin : je vais simplement apprendre à jouer à ce jeu. Je vais m’y faire introduire, jusqu’à pouvoir tenir intelligemment ma place dans le jeu. Maladroitement au début, puis avec plus d’aisance, jusqu’à ce que les subtilités apparemment les plus impénétrables de la partie en cours finissent par m’être familières. Le travail est fini lorsque, face à une partie d’échecs, je peux dire : « B déplace son cavalier en F3. » Description exacte, qui n’est aucunement une « interprétation ». L’altérité s’est résorbée, et avec elle s’est dissipée l’illusion que je devais expliquer les gestes des joueurs en invoquant la singularité de leur manière de voir le monde, de leur « mentalité ». Puisque j’ai fini par comprendre, puisque j’ai pu apprendre, c’est que leur jeu était simplement une manière de jouer différente de celles dont j’étais déjà familier. Comprendre en anthropologue une culture différente, c’est pouvoir dire : « là où nous, nous faisons ceci, eux font plutôt cela », cela étant une autre manière, également sensée, de se comporter dans le même type de situation.

Au fond, suggère Bazin, l’ethnologue est celui qui croit qu’un comportement déroutant, exotique, a été compris lorsqu’on a pu montrer que ce comportement s’expliquait par la particularité de la culture des agents considérés. Non sans humour perfide, Bazin remarque que ce point de vue n’est qu’une forme plus élaborée, plus savante, d’un relativisme au-delà de tout soupçon, de la réaction qui fait dire au bon « souchien », face à la plus innocente singularité de ses voisins : « ça, c’est bien les bougnoules ! ». On s’amusera aussi beaucoup en lisant les pages consacrées par Bazin à la quête du Bambara (l’ethnologue qui traque la culture bambara se voit renvoyé de groupe en groupe, sans comprendre que ses interlocuteurs, qui ont appris des ethnologues l’existence d’une culture bambara, tendent à appeler « Bambara » tout congénère un peu différent d’eux), ou encore son tableau de ces indigènes qui consacrent désormais une partie de leur journée à « être des Dogons » pour satisfaire le regard occidental.

L’anthropologie est un humanisme, un vrai : c’est presque une tautologie. On pourrait dire, pour faire justice au suffixe en –logie, que c’est la science de l’humanité commune, ou pour parler comme Montaigne, de « l’humaine condition ». Et non la démonstration de l’insurmontable diversité des cultures, et donc de l’incommunicabilité entre les hommes.

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Maintenant qu’il ne fait plus aucun doute que Mitt Romney sera investi comme candidat républicain aux prochaines élections américaines, il est grand temps de se pencher sur le « moment mormon » (comme il y eut naguère, a-t-on dit, un « catholic moment » aux États-Unis. L’Église de Jésus-Christ des saints du dernier jour (Latter day saints, LDS, comme les Mormons préfèrent s’appeler), à laquelle appartient Romney, est mal connue – y compris des autres Américains. Elle suscite une certaine méfiance, sans commune mesure avec celle d’autres groupes religieux minoritaires comme les Juifs – dont l’importance numérique est comparable, autour de 2%. On peut lire aujourd’hui quelques bons essais plus ou moins sociologiques sur ce que les Mormons représentent dans le riche paysage religieux américains. Mais je n’ai rien lu d’aussi instructif, à ce jour, que la biographie du fondateur, Joseph Smith, parue en 1945 (édition révisée en 1970) sous la plume de Fawn M. Brodie [merci à mon ami E. R. qui me le fit découvrir, et qui m’a fait profiter de ses expériences en terres mormones].

Il y a un paradoxe mormon : malgré ses millions de fidèles, l’Église LDS est assez unanimement méprisée ou moquée ; or on peut soutenir qu’elle offre en même temps une quintessence de la religion américaine, un précipité de ce qui fait la particularité américaine en matière de foi. Elle l’est déjà en ce qu’elle est organisée et fonctionne comme une véritable « corporation », un business extrêmement structuré et souple à la fois, qui a su adopter une stratégie d’expansion très efficace sans jamais perdre son identité première. Elle l’est par son côté éminemment « démocratique » (pas de clergé ou, plutôt, tous les fidèles hommes sont prêtres – avec les fameuses deux années de « mission » obligatoire au moment de leur majorité). Elle l’est aussi par les valeurs conservatrices qu’elle défend – avec l’adhésion enthousiaste et unanime de ses fidèles, ce qui devrait faire pâlir de jalousie les autres « dénominations » plus mainstream. Les mormons sont également les plus pratiquants et les plus généreux avec leur Église parmi les croyants américains.

Mais l’Église mormone est surtout une réalité américaine par son origine et les circonstances de la « vocation » du prophète Joseph Smith. C’est là que le livre de F. Brodie est captivant. Au début de XIXe siècle, l’Ouest américain est le théâtre d’une extraordinaire effervescence religieuse. L’Amérique, terre de liberté religieuse, accueille toutes les sectes chrétiennes, qui ne tardent guère à éclater au rythme des schismes internes. Dans le sillage des périodiques « revivals » évangéliques, « prophètes » et « voyants » des deux sexes prolifèrent, avec un succès généralement éphémère et souvent des fins peu glorieuses. Telle femme qui se proclame la réincarnation du Christ fonde l’Église des Shakers, telle autre, « l’Amie universelle », en vient à gouverner une petite colonie par ses multiples « révélations ». Les idéaux proposés vont du rigorisme le plus strict à l’amour libre, en passant par le communisme intégral, toutes les variantes du millénarisme et tous les mélanges imaginables de patriotisme américain, de science-fiction et d’enthousiasme débridé.

Or la plupart de ces expériences, qui forment l’arrière-plan de la jeunesse de Joseph Smith, furent de courte durée. Peu survécurent à la mort – ou à l’arrestation pour escroquerie ou indécence… – du fondateur ou de la fondatrice. L’Église fondée par Smith a non seulement survécu aux multiples adversités que le « prophète » connut de son vivant, et à sa mort, mais elle a prospéré jusqu’à compter aujourd’hui plus de 14 millions de fidèles.

On peut expliquer ce succès par les talents d’organisateurs de Joseph Smith et de ses immédiats successeurs. Mais à la racine du phénomène, il y a sans doute l’extraordinaire adéquation entre la « révélation » proposée et ce qu’on pourrait appeler l’espérance américaine, celle qui trouve son expression dans le « mythe de la Frontière ». Le livre saint que Joseph Smith disait avoir découvert, enfoui dans le sol, sur les indications d’un ange qui lui était apparu, raconte – dans un style qui rappelle fortement la King James Bible – l’arrivée en Amérique d’enfants d’Israël fuyant la destruction de Jérusalem vers 600 av. J.-C. L’Amérique voit ainsi confirmé son statut de nouvelle Terre promise. Parmi ces Hébreux se trouvait un jeune prophète, Nephi. Il avait deux frères aînés, Laman et Lemuel, et trois plus jeunes. Laman et Lemuel avaient le cœur mauvais, et Dieu les punit dans sa colère : eux-mêmes et leurs descendants se virent affligés d’une peau rouge. Et voilà bien sûr l’origine des Indiens, dont l’apparente autochtonie américaine ne pouvait que poser un défi à la légitimité des Blancs. Les fils de Laman, les Lamanites, barbares et idolâtres, furent longtemps en guerre avec l’autre germe, celui des Nephites. Puis il y eut une grande bataille finale, et les Nephites furent exterminés. Leurs ossements, entassés sur place dans un vaste tumulus, avaient été découverts par des colons américains (il s’agissait en réalité d’une nécropole indienne). Les Indiens contemporains étaient donc des descendants des Hébreux. On en trouvait maintes confirmations dans leur coutumes, et même leur langage, qu’une opinion assez répandue alors faisait dériver de l’hébreu. Leur ancien monothéisme était  même attesté par leur croyance au « Grand Esprit » (en fait implanté chez eux par les missionnaires français et espagnols).

En suscitant le prophète Joseph Smith, en lui révélant l’emplacement du Livre de Mormon et en lui donnant le don de déchiffrer son écriture inconnue, Dieu voulait se servir de la jeune nation américaine pour rassembler les restes de la maison d’Israël, et les amener à la foi chrétienne. Avec cette réconciliation finale, annoncée dans le Nouveau Testament, le Christ pourrait revenir pour régner mille ans, avant le Jugement Dernier (cf. Apocalypse 20,1-15). L’aventure de l’Église de Jésus-Christ des Saints du Dernier Jour commençait. Et, avec elle, l’histoire de la plus authentique, de la plus « autochtone » religion américaine : tout un peuple appelé par Dieu à préparer le glorieux « Millénaire » sur la face de la terre.

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Un récent long trajet en voiture m’a permis de faire de nouveau l’expérience d’un bonheur de radio : une émission en forme de conversation, alerte et généreuse, entre d’éminents géographes et cartographes réunis à l’occasion d’une exposition sur les fameux « plans-reliefs » (on a fait remarquer au cours de l’émission à quel point cette désignation était paradoxale : soit on est plan, soit on est en relief). Il était fort passionnant de comprendre à quel point la possibilité de représenter l’espace avec précision était capital du point de vue politique. Une remarque frappante disait que les plans des villes et places étaient jalousement gardés par les gouvernements, pour ne pas risquer d’aider un ennemi potentiel à mener des attaques ; et que l’usage abondant des cartes, et plus généralement l’enseignement de la géographie, dans l’enseignement primaire, avait été un moment décisif de la formation du sentiment national : la carte donne pour la première fois à l’enfant la vision d’ensemble de son pays – et que cette vision soit offerte à tous, et non réservée à quelques uns, représente un élément capital de l’éducation démocratique.

C’est en pensant à cette bonne émission, et à quelques autres qu’il m’a été donné d’entendre à la radio, que je me suis demandé si des philosophes avaient jamais écrit sur la radio. Après tout, il y a des kilos de livres sur les autres médias, sur la télévision, sur le cinéma, sur l’Internet bien sûr. Il y a de la philosophie en abondance pour tout ça. Or, pour la radio, je ne connais rien. Ou plutôt, le peu que je connais est terriblement décevant. Ce sont en général des textes des années 1950, au moment où la radio s’impose comme le premier « média de masse ». Il y a un texte de Bachelard, notamment, intitulé « Radio et rêverie » ; et puis aussi des développements de Günther Anders, dans L’obsolescence de l’homme, où il parle à la fois de la radio et de la télévision. Ce ne sont pas les seuls textes, sans doute, mais ce sont les seuls que j’aie lus, et je me permets d’en extraire une généralité.

Cette généralité pourrait se résumer ainsi : face à une innovation technologique, et notamment l’apparition d’un nouveau média, les philosophes sont manifestement tentés par deux options. La première est celle de l’enchantement utopiste ; la seconde celle du dénigrement apocalyptique.

Bachelard est typique de la première. On a l’impression qu’il est en train de parler de l’Internet : la radio, c’est le monde devenu global, le monde qui entre dans la maison de tous les quidam, la conservation universelle qui se diffuse en ondes bienfaisantes au dessus de l’humanité. Bachelard invente même un mot pour ça : la radio créé la « logosphère »… Ça ne vous rappelle rien ? L’enchantement utopiste, c’est l’idée qu’une technologie nouvelle est en train de modifier de fond en comble la condition humaine, qu’elle va permettre de surmonter enfin tous les obstacles, toutes les divisions : tout le monde va enfin pouvoir communiquer avec tout le monde (car pour Bachelard, aucun doute, chacun disposera bientôt non seulement d’un récepteur, mais d’un émetteur radio). Bref, la radio va nous débarrasser une fois pour toutes du péché originel et de la Tour de Babel, et demain l’internationale sera le genre humain, en modulation de fréquence.

Ou bien alors, on a l’option du dénigrement apocalyptique. Généralement plus savoureux – les râleurs de talent sont toujours plus drôles que les enthousiastes – le dénigrement consiste à voir dans l’apparition du nouveau média le catalyseur de la catastrophe finale. La radio, dit en substance Anders, c’est chacun replié sur son petit poste portatif, abreuvé en permanence de bruits qui l’isolent des autres, transformé en consommateur passif, abruti par des programmes vulgaires, manipulé dans ses plus bas instincts, en somme le parfait gibier de dictature, d’autant plus consentant qu’il ignore même qu’il y a une dictature, et que celle-ci lui cause dans le poste. L’apocalypse est pour demain, et elle viendra d’autant plus vite et d’autant plus définitivement que les hommes auront été plus vite transformés en veaux radiophonés.

Quand on est confronté à ce genre de propos, on a, au fond, deux solutions. Soit on considère qu’on a affaire à des écrits absolument prophétiques : on concède que ce n’est pas exactement la radio qui nous a apporté l’utopie ou l’apocalypse, mais que ce qu’on a écrit sur elle s’est vérifié avec la télévision ou avec l’Internet, et qu’on ne va pas chipoter sur le type d’appareil ni sur les détails de l’innovation technologique. J’avoue qu’il m’arrive de céder à ces interprétations généreuses et, tel les Témoins de Jéhovah révisant périodiquement leurs prophéties sur la fin du monde, une fois dépassée la date de péremption de la prophétie précédente, de me dire qu’il y a quand même du vrai dans tout ça, et que chaque jour qui passe, le monde est un peu moins comme avant (donc, plutôt moins bien, car dans ces moments-là je suis davantage du côté d’Anders que de celui de Bachelard).

Et puis il y a l’autre solution. Elle consiste à tirer de ces textes terriblement datés la conclusion que les philosophes sont décidément les moins bien équipés du monde pour jouer les prophètes ; qu’ils sont les incorrigibles gogos de toutes les nouveautés un tant soit peu spectaculaires, et surtout qu’ils résistent difficilement à l’envie de fabriquer une nouvelle vision du monde chaque fois qu’un journal raconte une découverte absolument révolutionnaire. C’est la conclusion désabusée, innocemment relativiste, à laquelle je me rallie maintenant, à la fin d’une journée pleine de soleil qui a eu un vrai goût de printemps. Ce ne sont pas des jours où l’on est impatient de voir arriver la fin du monde, ni d’ailleurs la réconciliation de l’humanité avec elle-même. Celle d’aujourd’hui, d’humanité, avec ses peines et ses bonheurs, suffit pour aujourd’hui.