En annonçant, il y a de cela désormais plusieurs mois, une réflexion sur le « genre », j’étais certes conscient de risquer une fois encore de ne pas être à la hauteur de mes annonces. Je n’envisageais pas, cependant, que la polémique autour des manuels de SVT (« Sciences de la vie et de la terre », héritières des austères « Sciences nat’ » de mon époque) prendrait à la faveur de l’été une ampleur nationale. Plus difficile encore aurait été de mesurer par avance l’ampleur des embarras où cette réflexion pouvait me plonger. D’où un long silence, dont je ne m’extrais aujourd’hui, je le crains, que pour tenter de partager mes perplexités. À s’approcher des gender studies sans esprit polémique, on éprouve en effet un « trouble » qui, pour être assez différent de celui que prétend provoquer une Judith Butler lorsqu’elle annonce son projet de « subvertir l’identité », n’en résiste pas moins durablement aux efforts de clarification.
C’est en écoutant l’avant-dernière émission Répliques d’Alain Finkielkraut que j’ai compris que mon trouble ne s’expliquait pas forcément par mes seules limites mentales : d’autres que moi, manifestement, ne savent pas trop que faire du « genre ». Il est vrai que Finkielkraut avait sans doute commis une erreur de casting, en invitant à débattre de « la théorie du genre », une philosophe et un psychanalyste dont le point commun était de ne guère s’intéresser aux gender studies. Il en résulta un jeu d’esquive permanent. Les questions angoissées de Finkielkraut tombaient systématiquement dans le vide. Geneviève Fraisse s’obstinait à penser « à côté du genre » (titre d’un de ses livres), tandis que Michel Schneider atteignait le sommet de sa puissance conceptuelle en déclarant qu’un monde où il n’y aurait pas des hommes et des femmes serait décidément trop triste.
Restaient les interrogations de Finkielkraut. En les réécoutant j’ai cru comprendre ce qui ne colle pas dans ce débat, et c’est pourquoi je vais partir de ce qu’il disait en début d’émission, lorsqu’il formulait les inquiétudes de l’honnête homme d’aujourd’hui face aux prétentions du Gender :
Spontanément les gens pensent qu’il y a une différence de nature entre les hommes et les femmes, et que nombre de comportements dérivent de cette différence de nature, que donc l’orientation sexuelle, notamment, est liée à l’identité, à l’identité en tant qu’elle est donnée. Il semblerait qu’avec ces nouveaux outils conceptuels [ceux de la pensée du genre] on critique, on déconstruit cette opinion dominante. Si identité sexuelle il y a, elle ne doit pas être référée à la nature, mais à une construction sociale ou historique avec tous les stéréotypes qu’elle véhicule. Dès lors l’orientation sexuelle doit être pensée hors de toute référence à cette identité. (3’35’’ du podcast).
L’intérêt de cette manière de présenter le débat est qu’elle peut satisfaire un praticien des gender studies. Il estime en effet que le sens commun tient pour des « identités sexuelles » données, inscrites dans la nature respective des hommes et des femmes, et qu’on critique efficacement ce sens commun en arguant de la « construction sociale » des identités. Si l’identité sexuelle est une construction sociale, alors elle n’est pas enracinée dans la nature, et on ne peut parler non plus d’une orientation sexuelle « naturelle ». Par réaction, c’est en se cramponnant à l’idée que l’identité sexuelle est donnée par nature que les opposants au gender se mobilisent et donnent de la voix, avec le succès que l’on sait.
Pourtant, quelque chose ne va pas dans cette présentation. Il est exact que, dans le débat, les critiques du gender mettent en avant l’enracinement des identités sexuelles dans la nature. En revanche, il est douteux que ce vocabulaire soit celui du sens commun. Il est le vocabulaire qui s’est imposé dans le débat en raison de la manière dont les gender studies introduisent leur propre position. Ce sont elles qui prétendent mettre à mal le caractère naturel des « identités sexuelles » : ce faisant, elles fournissent d’avance la description de la position que vont adopter leurs critiques. Elles leur imposent de parler à leur tour des « identités sexuelles », et de soutenir qu’elles sont fondées dans la nature et non purement construites par la société.
Mais depuis quand le fait d’être un homme ou une femme constitue-t-il une « identité » ? Aperçoit-on suffisamment le caractère bizarre de cette notion d’« identité sexuelle » ? Elle ne peut qu’introduire la confusion.
Peut-être les critiques du gender croient-ils que cette notion d’identité est claire et de tout repos. Peut-être pensent-ils que cette « identité sexuelle » est une identité au sens de la carte d’identité – qui porte effectivement la mention du sexe : mon sexe, masculin ou féminin, constitue mon « identité sexuelle » parce qu’il permet de « m’identifier », de me reconnaître comme étant un homme ou une femme. Mais raisonner ainsi, c’est faire une erreur sur la notion d’identité.
L’identité de la carte d’identité permet de « m’identifier » : oui, au sens banal du mot « identifier », qui veut dire reconnaître que deux descriptions de quelqu’un coïncident dans le même individu. Par exemple, la personne ici présente, devant moi (première description), est bien celle qui porte tel état civil, qui figure sur sa carte d’identité (deuxième description). La personne est bien la porteuse de ce nom, elle est bien celle qui est née tel jour à tel endroit. Elle correspond bien à ce signalement – un signalement qui est forcément donné en termes « objectifs », c’est-à-dire tels qu’ils peuvent être constatés par quiconque prend la peine de le faire. C’est dans ce sens banal du mot « identité » que l’on parle d’identifier un coupable (ou l’heureux gagnant d’une forte somme au Loto) : celui qui a commis tel forfait, ou qui a remporté le gros lot, est celui qui s’appelle Tartempion pour l’état civil, né tel jour à tel endroit, de sexe masculin, etc.
Il devrait être évident que ce sens du mot « identité » n’est d’aucune utilité pour comprendre ce qu’on entend par « identité sexuelle ». Dans le cas contraire, on pourrait se demander pourquoi on ne parle pas aussi de l’« identité métrique » (puisque la taille figure également sur la carte d’identité) ou de l’« identité oculaire » (puisque la couleur des yeux est mentionnée). Le sexe, la taille, la couleur des yeux, autant que la date et le lieu de naissance et la nationalité figurent sur la carte d’identité, parce que ce sont des éléments de description qui permettent, le cas échéant, d’identifier quelqu’un. Ce sont des « données », pour parler comme Finkielkraut. Mais ces données – précisément en tant qu’elles sont des données – n’importent guère au sens contemporain du mot « identité ». Le fait d’être né à Paris 9e n’empêche pas l’un de mes amis de proclamer fièrement son « identité bretonne ».
La notion contemporaine d’identité suppose un contraste possible entre les « données » objectives et la perception subjective d’un individu. Celui qui parle de son « identité » déclare la ou les qualités qui importent particulièrement à ses propres yeux, des qualités qui lui paraissent constitutives de son être profond. Il déclare par là, habituellement, des appartenances qui le « définissent » pour lui-même, et en fonction desquelles il estime devoir se comporter de telle ou telle manière, ou recevoir tel ou tel égard. L’individu, par exemple, se déclare « noir américain », ou « juif », ou « catholique-et-français », ou encore « homosexuel » ou membre de telle autre minorité morale. Cette identité, qu’il tient habituellement pour être le seul légitime à définir, entraîne pour lui toutes sortes de choix, et parfois également diverses demandes de reconnaissance : il veut que son identité soit reconnue et considérée comme telle. Autrement dit, il estime que la manière dont il est perçu et traité par les autres (sur la bases des « données objectives ») n’est pas conforme à ce qu’il est à ses propres yeux. Il demande donc aux autres de modifier leur perception de lui-même.
Le fait intéressant est que les identités ainsi comprises relèvent facilement de ce qu’on pourra appeler une « construction » : une construction de soi comme ayant telle ou telle identité. On le voit clairement à travers les enquêtes qui décrivent la « quête d’identité » des jeunes des quartiers, décidant d’oublier qu’ils sont nés à Sarcelles ou Bobigny pour se définir comme musulmans dévots. On le voit également dans le cas des minorités sexuelles qui décident de se définir désormais par leurs mœurs ou leurs pratiques. La porte-parole du mouvement américain All-Out, qui milite pour la création, sur Facebook, d’une troisième case en plus des deux options « homme » ou « femme », expliquait ainsi récemment dans Libération :
Il y a les gens comme moi, transsexuelle, qui se considèrent comme femme, mais pas seulement. Je préférerais vraiment me désigner comme « trans-femme » plus que comme « femme » sur Facebook, puisque je me sens fière de mon identité transsexuelle.
L’identité sexuelle, ce n’est pas ce qui apparaît sur mon état civil, mais celle dont je me sens fier, et dont je suis prêt à réclamer la reconnaissance. Rien d’impose a priori que mon identité coïncide avec mon état-civil. On peut même supposer que c’est précisément cette non-coïncidence qui rend nécessaire le concept nouveau d’identité : on parle des identités lorsque les réalités politiques, civiles, administratives, semblent faire violence à la conscience que certains groupes ont d’eux-mêmes.
Dira-t-on que l’exemple tiré de Libération constitue une déviation aberrante ? Il faut plutôt reconnaître que c’est un développement logique de la notion d’identité sexuelle, développement qui est rendu possible dès lors que la culture commune fournit la rhétorique suffisante pour proposer de nouvelles constructions identitaires. Il suffit que tel ou tel trait soit vu comme susceptible de fonder une quelconque « communauté » pour qu’il devienne une identité possible.
Les propos de la militante américaine transie (sens littéral de « transir » : passer au-delà) sont, en réalité, bien plus conformes au contenu de la notion d’identité sexuelle que lorsqu’on dit que le fait d’être un homme ou une femme constitue une identité sexuelle : dans ce dernier cas, voudrait-on demander, qu’ajoute le mot « identité » au fait d’être de tel ou tel sexe ? Pourquoi le fait d’être un homme (je parle pour moi…) devrait-il constituer mon « identité » ? Est-ce qu’être un homme fait de moi le membre d’une communauté particulière, d’un groupe significatif ? Si c’était le cas, le fait de mesurer 1,70 mètres de devrait-il pas aussi faire de moi le membre de la communauté des, disons, centoseptuagintocentimétriques ? Qu’une telle communauté puisse exister un jour, c’est une possibilité qui dépend entièrement de conditions historiques, aujourd’hui certes difficilement prévisibles : si par exemple on pouvait montrer que les humains de cette taille ont été victimes de catastrophes particulières, ou les auteurs de grandes avancées pour l’humanité… bref si l’on parvenait à transformer cette « donnée » insignifiante en motif de fierté. Le fait d’appartenir au sexe masculin ou au sexe féminin ne constitue pas davantage une « identité sexuelle » que la taille ne constitue une « identité métrique ». Et ce, bien qu’il soit évident que le fait d’être homme ou femme, comme le fait d’être grand ou petit, influe de bien des manières sur la façon dont un chacun se comporte dans la vie courante. Il y a d’ailleurs des moments où l’on se « sent » particulièrement homme ou femme (« You make me feel like a natural woman », chantait Aretha Franklin), de même qu’il y a des moments où l’on sent particulièrement grand ou petit. Tout cela reste fort loin d’une identité.
La position des anti-gender est considérablement fragilisée dès qu’ils mettent en avant le caractère naturel de l’« identité sexuelle », sans prendre conscience que ce vocable, d’apparition récente, est voué à se transformer en genre. Je n’ai pas d’informations particulières sur l’origine de l’expression « identité sexuelle ». Je soupçonne cependant qu’on devrait la chercher dans deux directions, dont l’une m’importe ici plus que l’autre. La première est le discours féministe qui impose l’idée d’une « communauté » réelle de toutes les femmes, rassemblées par leur statut universel de « dominées ». Dès lors qu’on peut parler de « la cause des femmes », il est acquis que les femmes dans leur ensemble, les femmes de tous les temps et de tous les lieux, appartiennent à un groupe, et qu’on peut plaider la cause de ce groupe. Il n’y a pas plus l’épouse athénienne, la moniale du xve siècle, la fileuse de laine picarde, la sorcière bantoue, l’accoucheuse trobriandaise, etc. : il y a partout une femme qui, sauf exception, est définie par son statut subordonné. De là la possibilité de concevoir une « identité féminine », dont Simone de Beauvoir, en pionnière, aurait fait le portrait dans Le deuxième Sexe (1949). Notons que Beauvoir n’utilise cependant pas le mot « identité » en ce sens-là – ce qui est logique puisque le sens nouveau ne se diffuse que dans les années 1960. C’est le cas de remarquer, avec Roland Barthes, que ce livre n’a trouvé son public qu’en 1970. Notons également que c’est cette « identité féminine » (des féministes) que Judith Butler entend « subvertir » dans Trouble dans le genre : le livre est d’abord une critique du féminisme dans sa prétention à défendre une « identité » des femmes.
Cette première façon de référer l’identité au sexe fait fond sur l’idée d’une appartenance commune, par quoi « les femmes » peuvent être conçues comme les membres d’une vaste communauté sans frontières de temps ni d’espace (c’est sans doute pourquoi, au XIXe siècle, la volonté de promouvoir la femme voulut souvent s’appuyer sur une supposée condition féminine originelle – avant l’histoire, avant la chute dans la domination masculine – lorsque la femme était reine, prêtresse, et même tout simplement déesse). Pour avoir l’identité sexuelle à proprement parler, cependant, il faut sans doute aller chercher du côté de la psychanalyse, et de l’idée, génialement imposée par Freud, que chaque individu, à un stade précoce de l’enfance, découvre qu’il appartient à l’un des deux sexes en désirant le parent du sexe opposé. Freud non plus ne parle pas d’identité sexuelle, mais on peut penser que la notion est inscrite en creux dans sa description du stade œdipien, et plus encore dans le concept de « sexe psychique » qu’il distingue du « sexe biologique ».
Dans les années 1960, le psychanalyste américain Robert Stoller, qui travaille sur le transsexualisme, va introduire le concept d’identité pour, explique-t-il, saisir la différence entre les caractères sexuels (anatomiques, biologiques, etc.) et « la connaissance que l’on a (consciente ou non) de sa propre existence et de son projet dans le monde ». Stoller mobilise ici la notion d’« identité » dans un sens apparu après Freud, notamment dans l’œuvre du psychanalyste Erik Erikson, que l’on s’accorde aujourd’hui à reconnaître comme « l’inventeur » de l’identité dont nous parlons, l’identité psycho-sociale » : celle qui est constituée par la conscience (ou peut-être le choix) d’appartenir à un groupe humain singulier.
Proposant alors de distinguer le sexe (biologique) du genre (psychologique et culturel), Stoller explique que « le genre est la quantité de masculinité ou de féminité que l’on trouve dans une personne ». Le sexe fait de nous un mâle ou une femelle. Le genre renvoie au masculin ou au féminin. On peut être un mâle plus ou moins masculin, une femelle plus ou moins féminine. La masculinité ou la féminité, dit Stoller, « peuvent être totalement indépendants du sexe (biologique) », bien qu’ils coïncident chez la plupart des individus. Quant à ce qu’il appelle « l’identité de genre », elle « commence avec la connaissance et la conscience, consciente ou inconsciente, que l’on appartient à un sexe ou à un autre ». La notion devient utile pour expliquer les discordances possibles entre le sexe biologique et l’identité de genre, comme dans le cas des individus transsexuels ou hermaphrodites dont Stoller s’occupe comme thérapeute. Le livre de Stoller, Sex and Gender, est de 1968, il sera traduit en français dix ans plus tard sous le titre : Recherches sur l’identité sexuelle (Gallimard).
Il me semble cohérent de suggérer que la notion d’identité sexuelle ne prend son sens véritable qu’à partir d’un schéma du type introduit par Stoller : il faut d’un côté un sexe biologique, c’est-à-dire un corps sexué, et d’un autre côté (à l’intérieur, si l’on veut), un Moi originairement asexué (ou peut-être, comme dans l’hypothèse freudienne, bisexué). Ce Moi va progressivement se concevoir comme masculin ou féminin, en puisant certes dans l’expérience qu’il fait de son propre corps, mais aussi dans les ressources « culturelles » qui lui sont proposées par son environnement social, c’est-à-dire dans les « modèles », les « rôles » (pour parler comme Stoller) qui correspondent au masculin ou au féminin.
Certes, on n’est pas forcé d’adhérer à toute la théorie de Stoller – d’ailleurs fort nuancée, et que Stoller ne cessera d’amender, notamment pour se démarquer des expériences parfois délirantes menées au même moment par un John Money sur des sujets sexuellement ambigus. Mais on ne peut adopter la notion d’identité sexuelle sans s’inscrire dans le schéma qui distingue le corps sexué – donnée objective, perceptible par les autres – et le sujet conscient qui doit faire sien – ou peut-être pas – le sexe de son corps. Or c’est un schéma qui n’est pas forcément satisfaisant et que, pour ma part, je trouve même extrêmement fragile.
Sur ce point, ma conclusion, certainement provisoire, est que les partisans du gender ont de bonnes raisons de critiquer, comme le fait justement Judith Butler, la notion d’une identité sexuelle enracinée dans une nature, dans une « essence », comme ils aiment à le dire en dénonçant systématiquement « l’essentialisme ». Malheureusement, leur critique passe à côté du sujet puisqu’elle consiste à substituer une identité sexuelle « construite » à l’identité sexuelle « naturelle ». La critique de l’identité sexuelle doit faire renoncer à cette notion, et non en redoubler les apories en y injectant le constructivisme social. Et toute ma perplexité, me semble-t-il, réside au fond dans cette impression que ni les détracteurs du gender, ni ses partisans, ne parviennent à interroger suffisamment les évidences véhiculées par la culture de l’identité. Il faudra décidément partir d’une autre base pour réfléchir sur la différence des sexes – une expression dont on pouvait pressentir qu’elle se prête mal à une élaboration en termes d’identité.
Note : l’histoire du concept moderne d’identité a été retracée par un article fondateur publié en 1983 par Philip Geason, sous le titre « Identifying Identity ». On peut compléter cet article avec la mise à jour plus récente de Rogers Brubaker, « Au-delà de l’identité ».
L’ouvrage de Robert Stoller, Sex and Gender (1968) est partiellement accessible en anglais par GoogleBooks. Les concepts de sexe, de genre, d’identité de genre et de rôle de genre sont introduits dès les premières pages, et j’aurais sans doute l’occasion d’y revenir.
19 octobre 2011 at 19:23
Ça n’éclaircit pas vraiment la question… mais ça lance de nouvelles pistes de réflexion ! Merci.
19 octobre 2011 at 19:59
Oui, je suis conscient de tourner un peu autour du sujet. Mais attendez la suite, tout va devenir limpide, ah ah ah!
19 octobre 2011 at 23:49
Bon, bon. ce qui est problématique, si j’ai bien compris ce que tu veux dire, ce n’est pas tant de savoir si l’identité sexuelle est naturelle ou culturelle que de savoir si la notion même « d’identité sexuelle » a bien un sens.
Soit, prenons-en acte. Cela contribuera quelque peu à clarifier le débat… d’ici quelques décennies, au rythme où avance ta réflexion… (smiley)
Maintenant, concernant les adversaires de la théorie du « gender », j’ai quelque peine à les identifier à travers ton discours. Y a-t-il une identité anti-gender ? Et de quelle genre d’identité s’agit-il, s’il y en a une ?
Il me semble que quiconque n’est pas pour la théorie du gender est implicitement contre puisque cette théorie est contre-intuitive… Parler globalement des adversaires du gender, c’est donc constituer une classe toute aussi artificielle que, par exemple, la classe des non-joueurs de cor anglais ou des non-lecteur réguliers de Lewis Carroll. Par conséquent, je présume qu’il doit y avoir bien des manières d’être en désaccord avec les gender studies sans pour autant reprendre à son compte une quelconque théorie de « l’identité sexuelle ».
Je réponds dans ton commentaire, c’est plus simple je crois. Je parle dans mon billet des «adversaires du Gender» qui se sont déclarés. Il ne s’agit donc pas d’une classe (à laquelle appartiendrait quiconque n’adhère pas explicitement au Gender), mais d’un groupe bien réel et dénombrable, qui s’est exprimé de diverses façons. Finkielkraut reprend à son compte la notion d’«identité sexuelle», qui figure dans la lettre adressée à Luc Chatel par 80 députés, ainsi que, dès le début, dans les articles du riche dossier proposé par le site Liberté politique. Bien entendu, je ne prétends pas que tous ces gens possèdent une «théorie» de l’identité sexuelle. Je fais plutôt remarquer que l’usage de ce concept, qui n’appartient pas au langage courant, doit être expliqué et qu’il véhicule en réalité une théorie implicite.
Pour ma part, le principal grief que j’ai pour le moment contre les théories du gender (que je n’ai pas pris la peine d’étudier de près), c’est qu’elles viennent s’inviter dans des manuels de biologie. Je trouve assez curieux de faire enseigner par des biologistes une théorie qui n’est pas biologique et qui dénie à la biologie le droit de dire que la différence entre le masculin et le féminin a des fondements biologiques et n’est donc pas « pure » construction sociale. Cela dit, je ne tiens pas pour autant nier le rôle que joue la culture dans notre appréhension de cette réalité naturelle et l’influence qu’elle peut avoir sur son « expression » (au sens où pour un biologiste des gènes peuvent avoir une « expression » différentes selon le vécu de l’être qui les supporte.)
J’ai évité de parler des manuels en eux-mêmes car je ne les ai pas eus entre les mains. Quant au programme officiel, s’il me semble véhiculer une idéologie douteuse et asservir l’enseignement de la biologie à la lutte contre les discriminations, je ne dirai pas pour autant qu’il impose de parler du Genre. De fait les adeptes des Gender studies estiment plutôt qu’il fait encore trop de place à la biologie…
J’avoue être un peu las de voir les bons apôtres des sciences humaines dédaigner à ce point les sciences exactes quand elles ne soufflent pas dans le sens de ce qu’elles veulent prouver par passion idéologique… Quiconque lit Judith Butler devrait aussi jeter un coup d’oeil sur le « Singe nu » et le « Couple nu » de Desmond Morris.
20 octobre 2011 at 11:54
Pour revenir à ta perplexité au sujet de la notion d’identité, il me semble qu’il y a quelque chose d’un peu sophistique à prétendre que la mention du sexe sur la « carte d’identité » a simplement pour fonction de donner des critères d’identification de l’individu. C’est peut-être vrai au niveau de la carte d’identité, mais pas de ce que symbolise cette carte : l’état-civil lui-même, lequel détermine un certain nombre de droits et de devoirs attachés à la personne. Par exemple, du temps de Napoléon, la mort civile signifiait la déchéance de tous les droits civils. L’état-civil a contrario détermine un certain nombre de droits et devoirs attachés à la personne de sa naissance à sa mort (ou sa « mort civile »), droits et devoirs qui varient selon certaines qualités de la personne.
Ainsi, même la mention de la taille sur la carte d’identité, si anodine paraisse-t-elle, peut avoir une signification juridique. Une personne d’1 m70 n’a pas la taille minimale requise pour devenir garde républicain mais peut devenir conducteur de char, à l’inverse d’une personne d’1 m 90 etc. Cela veut dire qu’un candidat à de tels postes qui falsifierait ses papiers pour entrer dans telle ou telle catégorie commettrait un délit.
Il en va de même de la date de naissance: mentir sur son âge devient une infraction s’il s’agit par là, pour un mineur, de se faire inscrire sur une liste électorale ou, pour un quinquagénaire, de faire valoir indûment un droit à la retraite.
Qu’en est-il maintenant du lien entre sexe et état-civil ? La détermination du sexe a longtemps conféré aux femmes le privilège d’être dispensées de service national. De nos jours, elle continue de conférer à toute personne célibataire de sexe masculin le droit d’épouser une personne de sexe féminin qui veuille bien de lui, et réciproquement… Le sexe est donc bien une caractéristique dont nous pouvons nous prévaloir pour faire valoir des droits.
Sans doute, parler « d’identité sexuelle » est problématique. Mais le débat politique introduit par les militants du lobby LGBT peut se poser assez clairement. Devons-nous penser que les caractéristiques sexuelles doivent jouer un rôle structurant dans l’état-civil? Le mariage par exemple peut-il être assimilé à une forme d’association telle que la différence sexuelle des deux parties contractantes serait juridiquement insignifiante?
Répondre non à ces questions serait considérer que la mention du sexe n’a plus d’enjeu dans l’organisation juridique de la société, et qu’elle n’a plus lieu d’être mentionnée sur la carte d’identité que comme critère d’identification.
Pour conclure, le concept d’identité sexuelle ne me semble avoir été invoqué par les militants LGBT que pour précisément être ensuite nié comme critère pertinent de constitution d’un état-civil. Du même coup, s’il est vrai que remettre en question la notion « d’identité sexuelle » me paraît tout à fait fondé, je pense que le fond du problème est ailleurs : il s’agit plutôt de savoir s’il est justifié de maintenir la mention d’éléments naturels et plus précisément sexuels dans la détermination de l’état-civil. Car si n’importe qui peut épouser n’importe qui, comme par ailleurs droits et devoirs sont strictement identiques quel que soit le sexe, la mention du sexe dans l’état-civil n’aura plus aucun intérêt juridique. Le droit deviendra aveugle à la différence sexuelle comme il l’est, par exemple, aux différences raciales ou à la couleur des cheveux…
21 octobre 2011 at 15:54
Merci Philarète de vous attaquer à ce sujet capital.
Et merci de ces éclairages que vous apportez sur la notion d’ identé dans ses usages contemporains, entre nous fort révélateur (la soif d’identité sociale comble la pauvreté ontologique des personnes qui se coupent des aspirations de la nature humaine et de la grâce divine).
Et merci aussi de ce que vous apportez sur l’origine de l’usage de la notion d’identité en ces matières et de nous faire découvrir le travail de R STOLLER.
J’attends la suite avec impatience.
Pourquoi ne travaille-ton pas plus à partir des notions de la philosophie réaliste?
Pourquoi ne pas utiliser:
-Les notions de substance et d’accident,
-Les prédicables: tout n’est pas essentiel dans la nature.
-Les niveaux de vie, d’activités et de fonctions dans la personne humaine; niveau végétatif, niveau sensible, niveau intellectuel et volontaire (spirituel) où surgit la conscience psychologique de soi.
-Et penser leurs influences réciproques dans une conception aristotélicienne psychosomatique de l’homme (« hylémorphisme »).
-Utiliser aussi les matériaux donnés par les réflexions thomiste et post-thomiste des théologiens et des philosophes autour de la notion de Loi naturelle: la notion d’ aspiration de la nature humaine est complexe: ses aspirations partent de divers niveaux: au niveau de la substance, au niveau de la substance vivante et sensible, au niveau de la personne humaine intelligente, volontaire, libre et ouverte sur l’autre (voir le récent document de la CTI, en 2009, sur la notion de Loi naturelle, au Cerf, très intéressant, entre autre).
Il y aurait grand avantage à mieux préciser ces notions d’aspirations naturelles, et à mieux les lier avec les notions anthropologiques aristotéliciennes
Je me permets de suggérer ces instruments d’analyse à votre sagacité.
Encore merci pour votre blog, un régal.
21 octobre 2011 at 16:09
Il me semble que le propos de Butler en attaquant la notion d’identité sexuelle est bien de nier toute importance à celle de différence sexuelle. C’est l’idée d’une différence qui préexiste au sujet, non maîtrisable par le sujet et ses volitions, qui lui est anathème. C’est l’autre qui est l’ennemi, en tant qu’il est autre.
Il est sans doute naïf de vouloir fonder l’identité sexuelle sur un naturalisme au premier degré, mais est-il possible de défendre la différence sans aucune référence à une identité ?
21 octobre 2011 at 17:55
Vicenzo, com 5,
Euuuuh…
Vous avez parlé français dans cette longue suite de sons qui s’apparente à une phrase, ou cémoi qui ait perdu l’oreille?
Nan parce que là je comprends plus rien.
Déjà avant c’était compliqué, mais là, chuis largué au fond de la classe, près du radiateur, et je me dis qu’après tout il vaut mieux ne plus bouger.
Les aspirations de ma nature humaine me recommandent de regarder le truc de loin, vous voyez?
Sinon, j’ai trouvé ça: http://www.fp.ulaval.ca/pl/ExSpec/bio-c-predic.html
Faut-il que je vous dise que j’ai l’impression d’être Robert Redford dans les Trois Jours du Condor et que je m’attends à me faire flinguer par un tueur à gage autrichien pervers travaillant pour la CIA d’une minute à l’autre?
Tant que je suis vivant, n’hésitez pas à me répondre vite.
21 octobre 2011 at 20:23
Merci pour cet article
25 octobre 2011 at 14:25
@ Physdémon,
Juste un petit mot pour rebondir sur votre intervention, à propos de l’état civil et des « mentions » qui peuvent ou non figurer sur les « actes d’état civil ».
D’abord il faut rappeler un truisme: l’identité d’une personne se conçoit toujours par rapport à autre chose que l’identité en elle-même. En soi l’identité est simple, c’est tout ce qu’il y a autour qui est compliqué.
Primitivement on a conçu l’identité en l’inscrivant dans la filiation, en y intégrant le mariage.
Ensuite on y a rajouté des éléments qui tenaient à l’organisation juridique du patrimoine: le régime matrimonial.
Le tout se concevait dans un monde de registres: notre univers est un monde de registres, de papiers. Donc un monde administré. Nous sommes des êtres enregistrés, à tous les points de vue (écoutes téléphoniques).
Aujourd’hui l’identité est conçue en fonction de problème d’identification. C’est l’aspect policier du problème qui fait irruption dans la thématique de l’identité, mais bizarrement il trouve une résonance plus large, car l’identification amène à la biométrie, c’est à dire au corps.
Ce qui fait notre identité, c’est notre corps, nous disent les policiers qui, du coup, veulent palper notre corps, veulent le voir nu, veulent regarder à l’intérieur pour vérifier si on y dissimule pas des armes ou des marchandises prohibées.
Or, cette fascination pour le corps recoupe aussi des préoccupations plus sociétales: notamment tout ce qui tourne autour du sexe, lui-même désincarné en genre.
Ici, on ne peut que remarquer le grand écart des deux courbes: plus notre identité est devenue physique, biométrique, plus notre sexe est devenu intellectuel: il est devenu genre.
Nous avons donc un corps et la sexualité qui va avec: c’est notre identité bio.
Et nous avons un sexe qui devient genre.
Aussi bien notre identité bio que notre genre sont appréhendées à travers des théories qui sont essentiellement comportementales.
Vous avez sans doute entendu parler du « fichier des gens honnêtes ». L’idée est géniale: associer une carte d’identité à un moyen de paiement. Pour avoir cette idée géniale, il faut être capable d’analyser des comportements.
Vous aurez peut être entendu également parlé du contrat que SAFRAN vient de remporter en Inde: ficher les indiens biométriquement. Un marché immense.
Ici, il s’agit de permettre à l’Etat de mettre en place une politique de transferts sociaux ce qui suppose une identification des bénéficiaires. En raison de leur nombre et de l’absence de système d’identité autres que coutumiers, il faut les ficher biométriquement.
Accessoirement, ce fait divers économique, qui va directement concerner près 1,5 milliard d’êtres humains nous fait comprendre que le genre, en tant que catégorie philosophique, peut sans doute donner lieu à polémique en Occident, alors qu’ailleurs les problèmes sont beaucoup plus terre à terre.
2 novembre 2011 at 11:59
Tschok,
Veuillez excuser mon retard,
Ce sont des notions qui viennent de la tradition philosophique aristotélicienne, prefectionnées et génialement maîtrisées par SAINT THOMAS d’ AQUIN (et plus généralement présentes dans la théologie de type scolastique = la plus approfondie possible sur le plan rationnel).
Ce sont des notions très abstraites, certes, mais pas si difficiles que ça et finalement proches du bon sens.
Il faut travailler l’ ontologie, l’épistémologie, l’anthropologie, l’éthique thomiste.
On y trouve une immense capacité de compréhension du réel; et cela ouvre sur la contemplation dont ARISTOTE faisait la plus haute activité de l’ homme.
je conseillerais d’ y accéder par les auteurs thomistes contemporains; pour ma part, mais c’est sans doute discutable, je conseille d’ y accéder dans l’ ordre par les manuels de Roger VERNEAUX (des chef d’oeuvre toujours disponibles aux éditions BEAUCHESNE), ceux de GARDEIL (réédités dernièrement en 2 vol. par F PUTALLAZ aux éditions du CERF), les ouvrages de MARITAIN…
…après on se débrouille tout seul !! …la bibliographie devient considérable…c’est passionnant…la patience (la persévance) obtient tout (Ste Thérèse d’ Avila)…
Qu’en pense chacun, ici ?
5 juillet 2013 at 14:28
[…] dans l’article 225-1 du Code pénal l’infraction de discrimination à raison de l’identité sexuelle. En réalité, ce qui était visé ce n’était pas la discrimination à raison du sexe, […]