Tout le monde va répétant, depuis mercredi, que la liberté d’expression a été ignoblement attaquée, qu’elle ne se négocie pas, qu’elle fait partie des « valeurs de la république », etc. Je suppose que cette focalisation sur la « liberté d’expression » procède d’une réaction compréhensible : la tuerie de Charlie Hebdo visait en priorité des dessinateurs qui n’avaient pas craint de heurter les musulmans, donc on a voulu les faire taire, et donc les citoyens français doivent proclamer leur attachement à la liberté d’expression. Soit. Reste que ce raisonnement est assez confus. La liberté d’expression consiste à ne pouvoir être légalement inquiété pour les propos que l’on tient. Il s’agit donc d’une limite posée à l’État : celui-ci s’interdit – dans une mesure variable – de contrôler l’expression des citoyens ; il renonce à la censure a priori et à la répression pénale des propos inconvenants, hétérodoxes ou subversifs. Si vous insultez votre voisin (ou sa mère, son pays, sa religion, etc.) et que le voisin vous colle une baffe, voire vous assassine, il ne porte pas atteinte à la liberté d’expression : il porte atteinte à votre personne. Et en punissant votre agresseur, l’État ne protège pas la liberté d’expression, il assume sa responsabilité de protéger les personnes.

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L’esprit de l’escalier a des limites, je ne vais tout de même pas attendre demain pour penser à souhaiter, à tous les lecteurs de ce blog, à ceux qui attendent d’y lire quelque chose de substantiel un jour, à ceux qui n’attendent plus, à ceux qui passent ici par hasard, à ceux qui n’ont eu personne aujourd’hui pour le leur souhaiter : un très joyeux Noël !

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Sex & GenderNon, ce blog n’est pas mort. Il dormait. Le blogueur était occupé ailleurs et autrement. Je reviens aux manettes pour livrer un nouvel épisode de la saga « Brève histoire du genre ». Certains l’attendaient, et ont même parfois poussé l’amitié jusqu’à me le faire savoir. À défaut de satisfaire leur attente, je mets du moins un terme à leur touchante impatience. (Car je dois à la vérité de signaler que je n’ai pas consacré les six derniers mois à la préparation de ce billet.) Bonjour à tous, en tous cas, et bonne rentrée !

La première formulation canonique de la distinction entre sexe et genre tient en une page du livre de Robert Stoller intitulé Sex and Gender (1968). Dans cet ouvrage, le grand psychiatre américain livre une première synthèse de dix ans de travaux sur l’hermaphrodisme et le « transsexualisme » (un terme que Stoller finira par juger sinon franchement trompeur, du moins dépourvu de pertinence clinique). Le principal intérêt du livre tient à la série de « cas » exposés et commentés par Stoller avec finesse et empathie. Sa formation de psychanalyste l’incite à préférer le suivi de trajectoires individuelles, insérées dans des histoires familiales complexes, aux vastes échantillonnages statistiques, forcément stéréotypés, qui nourrissent au même moment le travail de l’équipe de John Money à Baltimore (cf. l’épisode précédent). Par un curieux paradoxe, c’est pourtant Stoller, et non Money, qui va fournir à la notion de « genre » sa légitimité académique et, bientôt, militante.

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capture d'écranSi mon propre témoignage est de quelque valeur, je veux bien confirmer celui de Physdémon : Philarête existe encore. Enfoui depuis trois mois sous des travaux divers, il respire toujours et aspire à se manifester sous la forme d’un nouveau billet. Les sujets ne manquent pas, mais peut-être une certaine énergie pour les rédiger jusqu’au bout : ce qui, chez lui, signale parfois une ambition démesurée, parfois aussi la simple incertitude sur la teneur du propos à tenir.

Merci, en attendant, à ceux qui ont continué de ferrailler sous différents billets, merci aussi à ceux qui s’inquiètent de moi : si quelque chose est assez puissant pour me ramener au blog, c’est bien cette fidélité des lecteurs !

Barque de Pierre (c. 1200)Ce pape qui a tant fait pour nous conforter dans les certitudes essentielles est aussi celui qui aura le plus fait pour nous aider à nous dépouiller des certitudes inessentielles. Il nous a confortés dans la foi. Il nous aide, jusqu’au bout, à ne pas confondre la foi avec l’habitude, les vœux pieux, les idées bien arrêtées et ce qui n’est pas simplement vrai mais seulement « hautement probable ». Jusqu’à hier, je ne pensais pas assister jamais à la renonciation d’un pape. Voilà qui est fait.

Qu’un pape élu meure pape, cela faisait partie, jusqu’à hier, du petit cortège des certitudes inessentielles dont je me plais à entourer, en cercles concentriques, les seules vérités qui importent absolument. Ce qui est désagréable, c’est de s’apercevoir que les certitudes inessentielles ont, sur les autres, cet avantage de répondre en quelque sorte à notre inclination personnelle et aux lumières de notre esprit – et que c’est justement pour cela qu’elles ne sont pas essentielles. Ce pape enseignant, comme on l’a souvent dit, enseigne généralement avec une grande suavité. Cette fois, la leçon qu’il administre a la rudesse et l’âpreté des vérités plus grandes que l’homme. Elle est déroutante, presque angoissante au premier choc. Devient savoureuse et apaisante une fois qu’on est bien forcé de la mastiquer.

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To Kill a Mockingbird (1962)

À l’enseigne de L’esprit d’escalier, on entre en 2013, comme il se doit, à reculons : le regard tourné vers 2012, embrassant sans nostalgie, mais non sans un arrière-goût de trop peu, le cimetière des billets qui auraient pu voir le jour durant l’année passée. À défaut de ressusciter les morts, je veux tenter de ranimer quelques sujets encore un peu frais, comme on dépose sur le paillasson, avant de pousser la porte, les mottes de terre ramassées au creux des chemins. Je profite de ce liminaire pour souhaiter une très bonne année à tous les lecteurs de ce blog, avec une mention spéciale pour ceux qui se sont déchaînés en commentaires sous les derniers billets. Mais sans omettre pour autant les lecteurs silencieux, les discrets, les timides, les scrupuleux peut-être, qui ont sûrement d’excellentes raisons pour ne pas se manifester, mais dont la fidélité ne cesse de m’honorer et, plus encore, de m’obliger.

Au menu de ce jour, trois billets pour le prix d’un, sortis des limbes de 2012 : retour sur un débat lancé en Italie par un groupe d’intellectuels proches du Parti démocrate ; sur une enquête publiée dans The Atlantic à propos de la campagne en faveur du mariage homosexuel aux États-Unis ; enfin sur un vieux film qui m’a décidément marqué cette année, et dont j’aurais peut-être hésité à parler s’il n’avait si bien « fonctionné » avec mes étudiants – comme quoi il ne faut désespérer ni de la jeunesse, ni d’un bon film en noir et blanc. J’ai mis pas mal d’images, pour faire avaler ce gros billet gigogne. Elles accompagnent le texte sans forcément l’illustrer.

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George-OrwellPendant longtemps je n’ai guère aimé 1984 de George Orwell. Le livre m’est tombé des mains plusieurs fois. C’était le typique « roman à idées » : un roman qui semble fait pour habiller des idées qui, en réalité, se défendraient très bien toutes seules hors du roman – un roman qui ne répond à aucune nécessité romanesque intrinsèque, qui n’a pas besoin de la forme « roman » pour dire ce qu’il a à dire. Et, à dire vrai, je ne suis pas certain d’avoir changé d’opinion sur le roman, dont je peine toujours à tourner les pages. En revanche j’ai changé d’idée sur les idées du roman. 1984, victime de son succès populaire, a fourni à notre époque un certain nombre de clichés, comme celui du novlangue et l’inévitable Big Brother, dont il devient de plus en plus difficile de discerner les usages pertinents de ceux qui relèvent de la pure paresse intellectuelle. Mais 1984 vaut mieux, finalement, que ces quelques lieux communs de la world culture. C’est en tous cas la conviction que je retire de la lecture du roman proposée par le philosophe James Conant, dans un livre qui vient d’être traduit sous le titre éloquent de Orwell ou le pouvoir de la vérité.

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Portail du Ministère de la Justice (accédé le 6-11-2012)

Au moment d’exposer – trop longuement, qu’on me pardonne (ou qu’on ne me lise pas, évidemment) – les motifs de ma méfiance à l’égard du projet d’« ouverture » du mariage aux couples de même sexe, je garde à l’esprit cette réflexion de Pascal :

M. de Roannez disait : « Les raisons me viennent après, mais d’abord la chose m’agrée ou me choque sans en savoir la raison, et cependant cela me choque pour cette raison que je ne découvre qu’ensuite. » Mais je crois – poursuit Pascal, – non pas que cela choque par ces raisons qu’on trouve après, mais qu’on ne trouve ces raisons que parce que cela choque.

Me voilà prévenu : les raisons que j’expose m’ont peut-être été suggérées par une réticence qui n’a rien de raisonnable. Je me console en me disant que c’est le lot des débats dits « de société » : on prend d’abord parti, à l’instinct, et puis l’on trouve ensuite les raisons de motiver son parti. J’espère au moins avoir su me garder du « ton apocalyptique » qui prévaut un peu trop, à mon goût, dans le présent débat. Les arguments que je propose veulent davantage clarifier que condamner. J’évite d’ailleurs un certain nombre de sujets – le « droit des enfants », par exemple – sur lesquels je trouve difficile de formuler des raisonnements satisfaisants. Il ne me déplairait pas que des partisans du « mariage pour tous » puissent souscrire à certains de mes arguments : dans la mesure où je m’efforce de dégager les conséquences de certaines positions, et que ces conséquences m’empêchent, moi, de souscrire à ces positions, il serait parfaitement possible d’embrasser à la fois les positions et leurs conséquences. Il suffit de trouver les conséquences elles-mêmes admissibles, voire désirables.

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L’histoire bégaie, et nous avec. Il y a tout juste deux ans, Terry Jones, « pasteur » auto-proclamé (en Amérique, c’est presque un pléonasme) semait une vaste pagaille en annonçant son intention de brûler des corans. Cette année, la débilité choisie pour fêter le 11 septembre fut un « film », lui aussi auto-proclamé (on n’en connaît que des extraits, nul ne sait si le film a jamais été monté). Et le pétard a fait son effet, avec le concours d’une télévision arabe et celui, jamais en reste, des media occidentaux (sur ce chapitre, Christophe Ayad, dans Le Monde, a écrit, à mon avis, ce qu’il fallait.)

Le scénario, cependant, ne serait pas complet sans un bon effet de miroir. Il y a deux ans, les pulsions pyromanes de Terry Jones avaient été concomitantes avec la remise solennelle d’un prix pour la liberté de la presse au caricaturiste danois qui avait représenté Mahomet. Cette année, Charlie Hebdo s’est porté candidat à la palme du martyre, au risque de concurrencer l’événement éditorial du jour : la parution mondiale des mémoires de Salman Rushdie, qui devaient faire la Une des suppléments littéraires.

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Alors que nous en sommes réduits à des spéculations sur le sens et le contenu de la « morale laïque » que Vincent Peillon veut voir de nouveau enseigner à l’école, les Chinois de Hong Kong, eux, n’ont guère de doute : le programme d’« éducation morale et nationale » que veut leur imposer Pékin serait l’équivalent d’un « lavage de cerveau ». C’est une délicieuse coïncidence, et loin de moi l’idée d’en tirer des conclusions sur les intentions de notre nouveau ministre de l’éducation nationale (et morale ?). La mauvaise foi a des limites. Mais puisque j’ai parlé de Mao dans le dernier billet, cette information du Daily Telegraph ne pouvait qu’attirer mon attention :

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